Costa-Gavras: «Le capitalisme a enfanté de monstres»

Par Jean-Jacques Régibier
16 Octobre, 2019

Dans son dernier film, « Adults in the room », Costa-Gavras nous livre une chronique au scalpel de l’impitoyable bras de fer qui s’est joué entre le gouvernement grec issu de la victoire de Syriza aux élections de janvier 2015, et la fameuse « troïka » – Union européenne, BCE et FMI -, liguée pour faire chuter toute tentative d’alléger le terrible fardeau pesant sur la population grecque, à qui il revient de rembourser les créanciers d’une dette qu’elle n’a pas contractée.

Ce thriller politique éblouissant, réalisé par le maître du cinéma politique parvenu au sommet de son art, nous plonge de façon totalement inédite dans les coulisses secrètes des institutions européennes où se décident, dans une brutalité souvent caricaturale, le sort des peuples d’Europe. Les enregistrements des débats et des conversations réalisées par le premier ministre de l’Economie d’Alexis Tsipras, Yanis Varoufakis, ainsi que le livre qu’il en a fait, ont servi à Costa-Gavras de matériau de travail, donnant à son film une véracité troublante qui questionne sur ce qu’est aujourd’hui l’exercice du pouvoir dans les pays européens.
Entretien.

Vous dites que vous n’avez jamais de programme préétabli, que vos films  naissent d’une situation qui vous interpelle. Qu’est-ce qui a déclenché l’idée d’« Adults in the room » ?

Costa-Gavras. « C’est parti d’une interpellation que j’ai ressentie quand la crise grecque a commencé. Elle a débuté brutalement. J’avais des contacts avec des proches en Grèce, des amis, une partie de mes cousins. Les salaires ont commencé à diminuer brutalement, d’une semaine à l’autre. Les magasins fermaient parce que forcément il n’y avait plus de clientèle. Et puis il y a eu une fuite des jeunes Grecs qui commençaient à quitter leur pays, et, petit à petit, au cours des années, j’ai compris qu’il y avait des centaines de milliers de jeunes qui s’en allaient.

Cela ressemblait un peu à ma génération qui, au lendemain de la guerre civile, est partie de Grèce. Il n’y avait pas de travail, on était pauvres, il fallait aller ailleurs, soit pour faire des études, soit pour travailler.

Mais cette fois-ci, c’était pire, parce que ceux qui partaient étaient des diplômés, c’est-à-dire des personnes que l’Etat avait préparées pour servir le pays. Et bien cet effort que l’Etat avait fait, allait disparaître puisque que ces jeunes allaient servir d’autres peuples. C’était ça le drame.

J’ai été interpellé d’une manière encore plus forte que quand les colonels ont pris le pouvoir. Depuis cette période là, la Grèce m’intéressait comme mon pays lointain, mais cette fois-ci, le drame était énorme. Et je me suis dit, qu’est-ce que je peux faire ?

Eh bien, j’ai suivi les évènements pendant 5 ans, jusqu’à l’élection de Syriza. J’ai réuni du matériel, j’ai suivi ce qui se passait du côté de l’Europe, mais rien de précis ne se dégageait.

Et puis, il y eu l’élection de Syriza et je me suis dit que là, peut-être, les choses allaient changer. Mais je me méfiais en même temps, parce que je me disais que l’Europe allait affronter un parti radical de gauche. Or l’Europe, c’était le conservatisme, c’est la droite.

J’ai suivi la situation de très près jusqu’au jour du referendum ( le 5 juillet 2015, les Grecs ont dit NON aux mesures de rigueur prônées par l’UE, la BCE et le FMI, ndlr. ).

Mais d’abord, il y a eu l’affaire Varoufakis ( le premier ministre de l’Economie du premier gouvernement Tsipras, ndlr. ) Tout le monde a parlé négativement de lui, et de plus en plus. Je me suis dit, si ils le mettent de côté, ça ira mieux ( rires.) Il a été marginalisé, et ça n’a pas été mieux.

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Et puis il y a donc eu le referendum, accepté par le premier ministre et par la chambre des députés. Et qu’est-ce que fait Varoufakis ?

Il s’en va. Je me suis dit, c’est un personnage curieux.

Je l’ai rencontré et c’est là qu’il m’a expliqué ce qui s’est passé à l’intérieur des institution européennes, spécialement au sein de l’Eurogroupe ( réunion des ministres des finances de la zone euro, ndlr.)

Yanis Varoufakis s’est aperçu très vite qu’il n’y avait pas de compte rendu des réunions officielles qui décidaient de l’économie de l’Europe. Il m’a dit qu’il avait alors commencé à enregistrer ce qui était dit dans ces réunions. Ainsi il pouvait dire à son gouvernement : j’ai dit cela, ils ont dit ceci. Et puis, il pouvait aussi répondre aux journalistes de façon précise, parce que chaque ministre de l’économie disait ce qu’il voulait à la sortie de ces réunions. Personne ne pouvait le démentir ou l’accréditer.

J’ai dit à Varoufakis que ses documents m’intéressaient beaucoup, parce que son témoignage se complétait très bien avec l’histoire à laquelle j’avais pensé pour raconter la crise grecque. Il m’a dit qu’il allait écrire un livre. Je lui ai dit que j’allais le lire et qu’après l’avoir lu, je déciderais. Il a donc commencé à m’envoyer chaque chapitre de son livre l’un après l’autre, et ainsi j’ai pu construire le scénario.

Et lorsqu’on est arrivés au dernier chapitre, je lui ai dit : vous me céder les droits, je fais un film sur lequel vous n’intervenez pas. Je vous tiendrais au courant de l’avancement, vous me direz ce que vous en pensez. Je changerai ce que je considère changeable, sinon je ne change pas. Ça s’est passé comme ça, une relation très claire, très nette, jusqu’à la fin du film.

Par l’intermédiaire de Yanis Varoufakis, vous avez donc eu accès à une masse de documents, à un matériau de travail exceptionnel qui vous permettait d’envisager le film comme une sorte de docufiction ? 

C-G. Oui, une masse d’informations considérable… En découvrant ce que les responsables européens disent, on découvre en même temps une sorte de violence contre la Grèce, je dirais même une sorte de racisme. Il faut dire que les précédents gouvernements grecs ont beaucoup triché avec les chiffres. Il y a eu beaucoup de scandales. Certains ministres ont touché de l’argent, je ne veux pas les nommer, mais certains ont été en prison, ils sont très connus. L’Europe se méfiait beaucoup de la Grèce, elle se méfiait beaucoup de ce gouvernement de gauche. Elle se disait, ils vont être comme les autres, peut-être même être pire que les autres. J’ai découvert le fonctionnement de ces réunions qui se passent à portes fermées et que nous ne connaissions qu’à travers ce que disent les journalistes qui eux-mêmes ne les connaissent qu’à travers les déclarations que font les gens qui y participent, mais qui disent toujours ce qui leur est favorable, et jamais ce qui est favorable à l’adversaire.

J’ai vu aussi les notes de Varoufakis. Et ce qui m’a profondément touché, c’est quand il dit, en citant la date, qu’Alexis ( Tsipras, le premier ministre grec, ndlr ) lui a dit qu’il se sentait comme un espadon pris à l’hameçon. Je me suis dit que si un premier ministre se sent pris comme un espadon, il y a de quoi faire un scénario.

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Cela fait plus d’un demi-siècle que vous travaillez dans vos films sur les coulisses du pouvoir, sur ce que le public ne voit pas. Qu’est-ce qui selon vous a changé aujourd’hui dans ces techniques de pouvoir ?

C-G. Ce qui caractérise notre époque c’est que les démocraties s’affaiblissent de plus en plus. Les chefs d’Etats sont plus aptes à parler de l’économie, à tout faire pour essayer de la « sauver », prétendent-ils, plutôt qu’à s’occuper du peuple. C’est-à-dire que le peule passe au second plan, et que l’économie domine de plus en plus nos démocraties. La preuve en est que les grands groupes aujourd’hui  comme Google, Facebook, etc. font ce qu’ils veulent. Par exemple, l’Etat français dit à Google qu’il faut payez des taxes, et Google dit qu’il ne les paiera pas. Ces groupes sont devenus tellement énormes, tellement puissants, qu’ils peuvent refuser à un Etat de se soumettre. Le capitalisme a enfanté des monstres qui se tournent contre lui-même, et on ne sait pas où l’on va. Et il n’y pas un seul groupe. Ils sont très nombreux aujourd’hui.

Votre scénario fonctionne comme une machine infernale, comme un thriller politique qui s’emballe, donnant l’impression qu’on ne peut pas sortir de ce système. Pourquoi ?

C-G. On ne peut pas en sortir parce qu’on ne tient pas compte de l’homme, on ne se met pas à la hauteur de l’homme. On ne dit pas : l’homme a besoin de ceci ou de cela, essayons de trouver des solutions. On est dans l’abstraction. On dit, il faut sauver les banques. Alors les banques perdent des milliards et des milliards, et ça n’arrive pas qu’une fois. Tous les 10 ans, nous avons des crises bancaires. Et les sauver, ça veut dire quoi ? Cela veut dire trouver l’argent pour les renflouer. Et l’argent se trouve où ? Chez les gens, chez le peuple. La majorité des gens paient leurs impôts. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On augmente les impôts. On baisse le niveau de vie des peuples, pour sauver les banques. On est en pleine abstraction.

Comment avez-vous réussi à donner à votre film ce mouvement, ce rythme effréné, alors que la plupart des scènes se déroulent dans des salles de réunion ou dans des bureaux ?

C-G. Vous savez, dans ces réunions, ils font des discours qui durent deux heures. Combien de fois j’ai entendu dire : il parle, il parle, mais il n’a rien dit de sérieux. Mais il suffit parfois de réunir ces deux heures en quelques phrases et ça devient très significatif. Il faut le faire sans trahir le sens de ces discours qui sont parfois, je le répète, à la limite du racisme. Ils disent par exemple que les Grecs ne travaillent pas du tout, qu’il faut qu’on leur paie les dettes qu’ils ont eux-mêmes créées. Je me suis renseigné auprès de l’OCDE qui est un organisme international sérieux, et eux ont trouvé que la Grèce est le deuxième pays qui travaille le plus en Europe. Ce sont ces contradictions là, qui produisent le rythme, qui donnent sa rapidité à l’histoire, parce qu’en permanence, le spectateur apprend des choses qui le conduisent à réfléchir, à comprendre la situation.

Comme dans la tragédie classique, votre film raconte l’histoire du côté des maîtres, mais ce qui est frappant, à la différence de ce qui se passe dans les grandes tragédies, c’est que peu de personnages, pour ne pas dire aucun, sont très brillants.

C-G. Non. On n’a pas à faire à de très grands héros, parce qu’ils suivent une idéologie, un dogme qui dit qu’il faut sauvez les banques. Dans le fond, ce n’est peut-être pas leur propre sentiment, mais ils sont obligés de le faire parce qu’ils sont dans une stratégie générale qui les dépasse. La façon dont j’ai voulu traiter le film, c’est qu’il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. C’est comme dans la tragédie. Ils ont tous raison, mais sans trop penser à la raison des autres, notamment aux raisons du peuple. Je reviens à mon leitmotiv : les raisons du peuple doivent primer dans toute action politique. J’ai aussi utilisé la forme ancienne de la tragédie, en employant le système du chœur pour expliquer certaines situations. Et j’ai également essayé d’introduire un peu d’ironie pour prendre de la distance. Parce qu’un jour, en parlant de ces questions là, les gens qui sont au pouvoir n’en parleront pas avec le même fanatisme. D’ailleurs il y a des exceptions. Même le président de l’Eurogroupe a dit qu’on demandait trop de choses aux Grecs, et que ce n’est pas possible de les obtenir. J’ai essayé d’introduire cette ironie, ces sarcasmes à l’intérieur du scénario, pour que les spectateurs le ressentent aussi.

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Au delà de la seule histoire de la crise grecque, est-ce que ce n’est pas toute la question de l’exercice du pouvoir dans nos pays que pose votre film ?

C-G. Ce qu’il y a d’intéressant dans l’histoire grecque, c’est qu’elle est emblématique. Tout, dans cette crise, se passe autour du pouvoir. Or finalement, dans nos vies, c’est l’exercice du pouvoir qui nous rend heureux ou malheureux. Le pouvoir que nous avons tous. Sur nos enfants, sur nos employés, sur notre femme de ménage, etc. Et puis au dessus de nous, il y a des pouvoirs aussi. L’exercice de ce pouvoir fait que nous sommes heureux ou malheureux. C’est cette réaction aussi primaire, si je puis dire, qui est la politique. J’aime bien citer un mot – on dit qu’il est de Napoléon. Il dit que la politique, c’est l ‘économie, et que l’économie, c’est la tragédie. Et je crois qu’il avait raison.

Votre film pose également une question démocratique fondamentale : comment sortir de ce système ? 

C-G. C’est difficile vous savez. Je n’ai pas de solution, mais je pense qu’on peut toujours s’en sortir s’il y a une volonté, si on tient compte du peuple et qu’on se retourne vers le peuple. Notre vie, à vous, à moi, notre bonheur, notre malheur, dépendent de ces décisions qui sont prises là-bas. Cela peut changer si on pense davantage à cet aspect là qu’à sauver les banques qui ont pour seule politique de faire de plus en plus de profit. Et d’ailleurs, finalement, elles ne font pas de profit puisque tous les 10 ans, elles s’effondrent. Donc, le plus important, c’est l’homme, et dans cette histoire là, ce qui m’a profondément touché, c’est la résistance. Il y a des hommes qui résistent profondément, et c’est essentiel. Parce que face au pouvoir, la seule façon de ne pas se laisser aller complètement, de devenir l’esclave du pouvoir, c’est de résister. »

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