Grèce: D’une guerre à l’autre

Par Panagiotis Grigoriou

Ce Printemps grec prochain peut s’avérer fort mouvementé. L’affaiblissement du pays, son affaissement multiple, moral, social, économique et culturel, conduisant tout droit… vers la menace de sa diminution territoriale par la guerre, telle est l’idée la plus rependue en ce moment et pour cause. L’inquiétude du “petit peuple” est grande. Sa colère l’est aussi. Encore faut-il sans cesse revisiter le sens et la portée de cette rage, et autant impotence généralisées, devant le déferlement des événements internes comme externes au pays. Nouvelle Antiquité… tardive.

Le temps de la protestation souriante. Athènes, 2011

Le “gouvernement” avait comme on sait préparé (avec l’aval des États-Unis ?) le scandale dit “Novartis” (mettant en cause les politiciens Nouvelle Démocratie et PASOK), pour le faire éclater très exactement au lendemain du grand rassemblement populaire d’Athènes début février, le tout, dans un imbroglio de vraies comme de fausses nouvelles, d’après son (seul) calendrier politicien. Il est bien loin le temps de la protestation souriante des premières années troïkannes, comme il est bien loin le temps où par exemple, Éric Toussaint et son réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, étaient reçus à Athènes en héros par les cercles Syrizistes d’Athènes.

La marionnette Tsipras s’accroche à son pseudopouvoir et finalement à son gagne-pain quotidien, sauf que de nombreux signaux clignotent ici ou là, pour indiquer que son progiciel arriverait bientôt à terme. Le rôle tragique (et obscur) pour lequel il aurait été préparé par les élites mondialisatrices, au demeurant, plusieurs années avant l’arrivée au pouvoir de SYRIZA, semble ainsi s’accomplir entre 2015 et 2019. Nous y sommes. D’où d’ailleurs cette précipitation dans le calendrier, à la fois mémorandaire (en interne) et géopolitique (en externe).

L’inquiétude du “petit peuple” ne pet être que grande, devant cette historicité fort finissante ainsi déployée, d’autant plus que les incidents entre les forces armées grecques et turques se multiplient en Mer Égée, et que la rhétorique des dirigeants de la Turquie fait part désormais très ouvertement de sa non-reconnaissance des frontières entre les deux pays.

Déjà, la dite “crise de la dette”, n’est qu’une forme de guerre d’anéantissement faite contre les sociétés, les peuples, les pays, les économies réelles (et l’euro incarne de la sorte le rôle d’une arme à destruction massive au profit d’un seul pays l’Allemagne), tout cela, je l’avais signalé dès 2011 sur ce… triste blog. Donc et en quelque sorte… ce ne serait logiquement que d’une guerre à l’autre.

Éric Toussaint à Athènes en mai 2011

 

Protestation populaire des premières années de mémorandum. Athènes, 2011

 

Manifestants syndicalistes sous le regard du sans-abri. Le Pirée, 2013

 

Sur la dette grecque. Athènes, 2011

L’incident le plus grave s’est produit le 12 février, lorsqu’un navire de guerre turc (long de 90 mètres) a volontairement heurté un patrouilleur de la Garde-côte grecque (long de 58 mètres) près de l’îlot d’Imia (Mer Égée orientale) . Cet îlot, tout comme, tant d’autres îles grecques de la Mer Égée, est ouvertement et très officiellement revendiqué par la Turquie. “L’Occupation économique par la Troïka depuis 2010 aux effets funestes et connus, puis, ce gouvernement SYRIZA/ANEL qui brade une souveraineté déjà en lambeaux, et voilà qu’au bout du processus, il peut y avoir même une guerre, depuis que l’agressivité de la Turquie actuelle de déchaîne comme nous le constatons, d’épisode en épisode”.

“Pays – car il faut aussi le rappeler – dont l’armée occupe illégalement près du 40% du territoire de la République de Chypre (invasion de juillet 1974), pays qui vient de violer l’intégrité territoriale de la Syrie voisine (2018), et qui a également envahi (2016) le territoire de l’Irak, pays enfin, dont les dirigeants (le Président Erdogan le premier), remettent très pompeusement en cause les traités internationaux, dont celui signé à Lausanne en 1923, fixant entre autres, les frontières entre la Turquie et ses voisins.” (Radio 90.1 FM, matin du 16 février)

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Ces pratiques pirates de la Turquie actuelle (pour tout dire, pratiques des dirigeants de ce pays), ne passent pas inaperçues, y compris par la presse internationale. Et d’après ce que les médias grecs rapportent de l’incident du 12 février lequel fait suite à bien d’autres (presse grecque) , le navire de guerre turc fonçait intentionnellement sur le milieu de la coque (en aluminium) du bateau grec dans le but de le couler ou sinon, de provoquer victimes et dégâts matériels (donc un acte de guerre), et ce n’est que parce le commandant grec s’est aperçu des intentions précises du commandant turc et il a ainsi pu réagir littéralement à la dernière seconde, que le navire grec n’a été finalement heurté qu’à sa poupe.

Patrouilleur de la Garde côtière grecque, heurté par un navire de guerre turc. Mer Égée, 12/13 février 2018 (presse grecque)

 

Patrouilleur grec Gavdos, heurté par un navire de guerre turc. Mer Égée, 12/13 février 2018 (presse grecque)

 

La classe politique grecque… et la situation actuelle. “Kathimeriní”, 14 juillet 2018

Les dirigeants politiques et militaires de la Turquie du moment avaient d’ailleurs (et) au préalable suffisamment communiqué via la presse, au sujet de la (supposée) “capacité des forces armées turques à mener simultanément la guerre sur deux fronts, à savoir la Syrie et la Grèce en mer Égée” (8/9 février 2018). Au même moment ces derniers jours, près d’Évros, fleuve qui marque les frontières terrestres entre les deux pays depuis le Traité de Lausanne, l’Armée turque y a dépêché ses blindés, en exercices officiellement baptisés “entrainement à l’invasion et occupation d’un territoire étranger” (presse grecque du 16 février 2018).

Fouilles sur l’île de Kéros. Mer Égée, février 2018 (presse grecque)

 

Fouilles sur l’île de Kéros. Mer Égée, février 2018 (presse grecque)

 

Fouilles dans les Cyclades, années 1950. Exposition, Musée Byzantin 2018

Mer Égée, Crète et Chypre… aux multiples beautés et richesses archéologiques, aux paysages poétiques… et aux hydrocarbures réellement existants et avérés (pétrole et gaz naturel). Ceci expliquant en partie cela, tout comme (toujours en février 2018), cette autre affaire, où à Chypre, Ankara bloque un navire italien d’exploration gazière. “Le géant italien de l’énergie ENI a indiqué à l’agence de presse chypriote qu’un de ses bateaux avait reçu l’ordre vendredi par des navires turcs de s’arrêter en raison ‘d’activités militaires’ dans ce secteur.” (RFI, le 12 février).

La situation n’est donc pas à prendre à la légère, et aux frontières de la Grèce… il n’y a ni la Belgique, ni le Danemark. Comme le fait remarquer sur son blog l’analyste en géopolitique Dimitris Konstantakópoulos, “les États-Unis sont à présent représentées en Grèce par l’ambassadeur Geoffrey Pyatt, mondialement connu pour son mandat précédent à Kiev. Durant son mandat, les événements en Ukraine ont été les suivants: une révolte, un coup d’État, une guerre civile, un avion civil abattu, ainsi que la plus grande crise des trente dernières années dans les relations russo-occidentales.”

“En ce moment, M. Pyatt se rend à Ankara pour négocier l’avenir de la Grèce et de Chypre accompagnant Rex Tillerson secrétaire d’État des États-Unis de l’administration du président Donald Trump, dans ses pourparlers avec M. Erdogan. La présence d’Athènes et de Nicosie était évidemment jugée inutile dans ces discussions. Ces deux autres capitales seront informées rétrospectivement de ce qu’elles doivent tout juste savoir… et quant à nous, nous subirons les suites.”

“Erdogan, Tillerson et Pyatt mettront tout sur le tapis pour déterminer ce qu’ils donneront de la Grèce et de Chypre à la Turquie afin que le Sultan (Erdogan) puisse donner son accord, ce qui d’ailleurs n’est pas certain. Dans l’éventualité d’un accord entre la Turquie, l’Occident et Israël, nous ici, nous paierons une partie de la facture, et à défaut d’accord, il ne peut pas être exclu qu’une… belle guerre gréco-turque puisse par la suite être organisée.” (Dimitris Konstantakópoulos, “Grèce: tout droit vers le précipice”, 15 février 2018).

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‘Urne électorale’. Athènes, année sous la Troïka, 2010-2018

 

‘Dictature’, roman de fiction politique. Athènes, éditions Aparsis, février 2018

L’expérience grecque ainsi que l’analyse qui est celle de ce blog depuis ses débuts (2011), c’est que l’austérité (euphémisme en toute évidence qui cache une réalité beaucoup plus apocalyptique), la prise du contrôle total des finances du pays (et des pays), des institutions, des mentalités (mécanique sociale), l’annulation (dans les faits) de la Constitution, la marionnettisation surpassant le ridicule de la classe politique (en réalité apolitique), la fin des droits sociaux, ce n’est qu’une palier dans cette guerre asymétrique que les pays, nations et sociétés subissent… au risque de disparaître même entièrement… en succombant, à défaut de résister.

Et lorsque cette mainmise sur les ressources, sur les cultures, sur les populations, sur les mentalités atteint le niveau visé (par certains pays supposés grands et pas la dite élite mondialisatrice pour qui les petits gens ne sont que “de la vermine”, c’est bien connu), eh bien, il ne restera que le chaos provoqué comme provoquant. Plus évidemment la guerre tout court… faite par d’autres moyens. D’où à notre avis, le handicap (en réalité assumé) des analyses (supposées marxisantes) que la gauche à la SYRIZA adopte ici ou là, histoire tout naturellement de (mal) dissimuler son appartenance consubstantiel (mais bientôt cosmétique) au méta-monde de l’hybris, comme de la piraterie généralisée, qui est le “nôtre”.

Les Grecs l’ont si bien compris qu’ils ne manifesteront plus jamais nous semble-t-il, à l’appel des partis de gauche ou des syndicats. Désormais, ce sont les questions identitaires, celles liées à l’ultime existence ainsi acculée, qui véhiculent, véhiculeront et canaliseront l’immense douleur des années troïkannes, ce que les grands rassemblements à propos de la question Macédonienne ont déjà prouvé à Thessalonique et surtout à Athènes.

Apprendre l’autodéfense. Athènes, années de Troïka, 2010-2018

 

Monument du Soldat Inconnu. Athènes

 

Monument… du Citoyen Inconnu. Athènes, 2014

Inutile de dire combien et comment une déflagration gréco-turque en Égée (même de courte durée), en Thrace ou à Chypre, pourrait devenir ce catalyseur qui balaiera, non seulement le “gouvernement” SYRIZA/ANEL, mais peut-être bien, l’ensemble du régime politique grec. Un peu comme l’invasion turque à Chypre et la courte guerre gréco-turque en 1974, ont balayé le régime de l’autre junte, celle des Colonels.

Il n’y aura pas de retour ne arrière dans ce processus qui est le nôtre actuellement, et nous irons très probablement jusqu’au bout. Les Grecs n’ont même plus d’illusions quant à l’état du monde, quant au simulacre de la démocratie, ou quant aux enjeux géopolitiques dans cette région du monde. Tsipras et les siens sont désormais haïs (et non seulement politiquement rejetés) par plus du 70% de la population. La situation à Athènes… étant sans cesse observée, les Ambassades à Athènes devraient autant le savoir.

Enfin, ce que les Grecs savent (si ce n’est que par intuition), ce que Tsipras (visiblement davantage que Samaras), après avoir paraphé tant de mémoranda coloniaux, il aurait en même temps, donné son accord à un agenda géopolitique dissimulé, au détriment des intérêts, voire, de l’intégrité territoriale du pays. Pour une “majorité” réelle (et non pas forcément électorale) se basant sur près du 10% des Grecs (et encore), tout cela ne passe absolument pas, d’où ce qualificatif lequel revient ainsi sans cesse en ce moment en Grèce pour designer les Syrizistes: “Traîtres”.

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Passerelle de commande d’un navire. Le Pirée, années 2000

Antiquité tardive (finale ?) dans un sens. Époque alors charnière, suffisamment perceptible par exemple depuis Athènes… mais pas vraiment à Paris nous semble-t-il. Où en sommes-nous ? (la question est autant celle si nettement formulée par Emmanuel Todd).

Peut-être que c’est le moment de la mutation en cours, et cependant mutation inachevée, aux réactions ainsi prévisibles (ou même moins prévisibles). On se souviendra peut-être d’André-Jean Festugière (1898-1982) comme de son œuvre, philosophe et dominicain français, philologue, spécialiste du néoplatonisme, notamment de Proclus, auquel on doit la traduction et l’édition des écrits attribués à Hermès Trismégiste.

Mimi et Hermès (dit Trismégiste) de ‘Greek Crisis’. Athènes, 2018

Il renvoi dans son œuvre à cette (autre) mutation, entre l’époque des cités démocratiques (surtout Athènes) de la période classique, et celle des Empires, Macédonien d’abord, Hellénistiques ensuite et enfin Romain. Un choc… ainsi gobé:

“L’homme, avec sa conscience propre et ses besoins spirituels, ne débordait pas le citoyen: il trouvait tout son épanouissement dans ses fonctions de citoyen. Comment ne pas s’apercevoir que, du jour où la cité grecque tombe du rang d’État autonome à celui de simple municipalité dans un État plus vaste (Empire), elle perd son âme ?”

“Elle reste un habitat, un cadre matériel: elle n’est plus un idéal. Il ne vaut plus la peine de vivre et de mourir pour elle. L’homme dès lors, n’a plus de support moral et spirituel. Beaucoup, à partir du IIIe siècle, s’expatrient, vont chercher travail et exploits dans les armées des Diadoques ou dans les colonies que ceux-ci ont fondées. Bientôt, à Alexandrie d’Égypte, à Antioche de Syrie, à Séleucie sur le Tigre, à Éphèse, se créent des villes relativement énormes pour l’Antiquité (2 à 300.000 habitants) ; l’homme n’est plus encadré, soutenu, comme il l’était dans sa petite patrie où tout le monde se connaissait de père en fils.”

Friche industrielle et… nouveautés. Attique (Lávrion), 2018

 

Grèce rurale. Crète, 2012

 

Albert Einstein à bord de son voilier (source Internet)

“Il devient un numéro, comme l’homme moderne, par exemple à Londres ou à Paris. Il est seul, et il fait l’apprentissage de sa solitude. Comme va-t-il réagir ?” (André-Jean Festugière, “Épicure et ses dieux”, 1946).

Il fut un temps, Albert Einstein naviguait à bord de son voilier, temps peut-être bien lointain. Depuis la passerelle de commande du navire Grèce, c’est visiblement le brouillard, sauf que ceux “d’en bas”, hommes et alors femmes n’étant plus encadrés, soutenus, comme ils l’étaient dans leurs petites patries où tout le monde se connaissait de père en fils, y distinguent du moins la supercherie, tout comme (partiellement certes) l’hybris.

Printemps grec prochain, peut-être fort mouvementé. Sauf aux yeux des chats de ‘Greek Crisis’, encadrés, soutenus, comme ils le demeurent dans leur petite patrie.

Mimi de ‘Greek Crisis’ à Athènes

 

http://www.greekcrisis.fr/2018/02/dune-guerre-lautre.html#deb