La géopolitique de l’élection britannique

Par Dimitris Konstantakopoulos
5 décembre 2019

Les élections britanniques prévues le 12 décembre constituent une étape importante pour l’évolution de la situation européenne et mondiale. Il s’agit d’une des élections les plus importantes en Europe après celles de la Grèce en 2015, qui ont apporté une force radicale et anti systémique au pouvoir d’ un pays de l’ UE et de k’ OTAN, ou, du moins, une force se faisant passer pour telle, et qui était comprise ainsi.

Les forces d’une quasi-extrême, quasi-radicale droite s’opposent au “radicalisme” de gauche, loin de l’affrontement habituel entre les partis conservateurs de droite et sociaux-démocrates. Ce fait en soi est absolument révélateur de la profondeur de la crise du capitalisme occidental (et de l’Union européenne) et se place dans le sillage de la crise de 2008, sans issue facile en vue. L’establishment et les classes populaires ne peuvent plus défendre leurs intérêts et chercher des solutions à leurs problèmes par les outils politiques habituels qu’ils utilisaient après la Seconde Guerre mondiale. En Grande-Bretagne, ils n’en ont pas créé de nouveaux sujets politiques, comme cela s’est produit en Grèce et dans une large mesure en France, ils ont transformé les anciens.

Au moment où cet article est écrit, les sondages semblent indiquer une grande victoire pour les tories de Boris Johnson, mais aussi montrent une montée du Parti travailliste de Corbyn, rendant ainsi toute prédiction risquée. Étant donné qu’il ne reste pas beaucoup de temps, nous ne pouvons pas exclure les résultats électoraux imposant un équilibre instable entre ces deux forces et donc modérer d’une manière ou d’une autre, mais seulement temporairement, à la fois le radicalisme de droite et de gauche dans la société et la politique britanniques.

Cependant, quel que soit le résultat, il faut supposer avec certitude que la Grande-Bretagne, comme la France, entre maintenant dans une période de conflits politiques et sociaux très importants qui auront un impact majeur sur la situation européenne et mondiale.

Même dans son déclin, la Grande-Bretagne reste une grande puissance, elle possède des armes nucléaires, elle est un membre permanent du Conseil de sécurité et elle a une certaine influence internationale par le Commonwealth et sa « relation spéciale » avec les États-Unis. Elle a perdu son empire, mais il lui reste le savoir-faire impérial et une tendance presque atavique à l’utiliser à chaque occasion, comme en témoigne, entre autres, l’engagement enthousiaste de Londres dans la destruction de l’Irak et de la Libye. Le « syndrome impérial » est profondément ancré dans « l’ADN de l’État » britannique, et il est utile de se rappeler que c’est Churchill et non Truman, qui a commencé la guerre froide avec son discours de Fulton en 1946. Bien sûr, la Grande-Bretagne a, en même temps, une grande tradition socialiste, étant la patrie du mouvement ouvrier moderne.

La victoire de Johnson

Une telle victoire peux contribuer au danger d’une nouvelle grande guerre au Moyen-Orient qui pourrait se transformer en geurre nucléaire. Sous Johnson, la Grande-Bretagne continuera à soutenir la tentative très dangereuse et déstabilisante de pousser l’Otan à encercler la Russie avec ses armes nucléaires. Elle favorisera probablement l’escalade des tensions avec la Chine et elle soutiendra Washington dans sa politique d’imposition de nouveaux régimes autoritaires de droite en Amérique latine. La victoire de Johnson portera un coup sérieux aux efforts visant à sauver l’humanité du changement climatique qui évolue rapidement et qui menace fortement, un problème de vie ou de mort pour l’humanité aujourd’hui, et non dans dix ans.La victoire de Johnson renforcera également les forces du capital financier international et du néolibéralisme qui cherchent une sortie de crise par une intensification des politiques d’austérité, conduisant :

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a)  à une sorte de “génocide social” des classes les plus pauvres à l’Ouest, les sociétés étant soumises à de graves limitations de ce qui reste des droits sociaux et démocratiques en Occident,

b)        une intensification de la guerre des multinationales contre la nature (le « capital physique et biologique » de l’humanité),

c)  La poursuite et le lancement de nouvelles guerres contre les “ennemis extérieurs” du capitalisme occidental (Islam, Russie, Chine, Tiers-Monde), rendant ainsi plus difficile la tâche déjà très difficile de parvenir à une sortie pacifique, sociale, démocratique et écologique de la crise économique post-2008.

Cette crise, qui a commencé en 2008, est profondément ancrée dans l’histoire du capitalisme, avec les crises de 1870-1880 et 1929. Ces crises profondes ont été directement responsables de l’émergence de l’impérialisme moderne, des deux guerres mondiales, des révolutions russe et chinoise, du nazisme et d’énormes projets de réforme comme le New Deal aux États-Unis.

Ce sont le néo – libéralisme et le néo – conservatisme issus des think tanks les plus extrémistes des États-Unis, qui conçoivent et planifient les guerres au Moyen-Orient et la nouvelle guerre froide, et se retrouvent dans l’ appareil d’ elabortaion de la politique du Parti conservateur britannique, un parti qui n’est plus conservateur, mais qui a maintenant adopté une posture radicale, presque d’extrême droite.

Le fait que les dangers d’une victoire de Johnson soient ceux que nous avons décrits ci-dessus est perceptible dans les attaques sans précédent du lobby israélien contre le Labour de Corbyn. Ces attaques ne sont pas liées à un « antisémitisme » inexistant chez le leader travailliste, mais au fait que Corbyn est un militant anti-nucléaire et anti-guerre depuis qu’il avait 15 ans, qui exprime les meilleures   traditions anti-impérialistes du socialisme britannique et du mouvement ouvrier. Sa victoire sur Johnson constituerait un obstacle redoutable à la réémergence des plans néoconservateurs de Netanyahou pour de nouvelles guerres au Moyen-Orient, qui, si elles sont réalisées, risquent de briser ce qui reste du Moyen-Orient et de la paix mondiale.

“L’antisémitisme”, la Russie et le nouveau maccarthysme

Un nouveau maccarthysme est en vigueur en Occident. Toute personne qui développe une vision politique critique est immédiatement accusée d’être antisémite, pro-russe ou les deux à la fois. Les médias mondiaux, concentrés comme ils ne l’ont jamais été dans l’Histoire entre les mains d’un grand capital financier, jouent à cet égard le rôle d’une Sainte Inquisition post-moderne, essentielle à la montée du  totalitarisme moderne. Comme le vieux maccarthysme, le nouveau cherche à empêcher tout débat rationnel et démocratique en répandant la culpabilité et la peur tout en isolant autant que possible les porteurs de toute vision non orthodoxe, critique ou alternative. Une telle atmosphère intellectuelle et politique est absolument nécessaire parce que ce n’est que dans l’absence réelle de pensée critique et de débat démocratique, qu’il est possible pour les gouvernements occidentaux de justifier des choix politiques monstrueux, comme les guerres au Moyen-Orient ou la destruction du système de protection sociale occidental et même de pays entiers, comme la Grèce.

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Il convient de noter à ce stade que l’utilisation généralisée de l’accusation d’antisémitisme contre quiconque dérange finira par conduire et paradoxalement au développement d’un véritable antisémitisme nouveau et puissant. Or ce sont ceux qui partagent les idées et la morale de Corbyn qui ont même donné leur vie pour sauver les Juifs pendant l’Holocauste, plutôt que les amis internationaux fascistes et impérialistes de l’actuel dirigeant d’Israël.

C’est très frustrant, une source de profond scepticisme et de déception sur l’avenir même de l’homme, de voir la majorité de l’élite du peuple juif qui a joué un rôle de premier plan dans le développement de la civilisation moderne, un peuple avec l’expérience historique et les connaissances accumulées, se trouver si complètement incapable de les utiliser d’une manière positive, pour échapper à son oscillation permanente entre les rôles de victime ou du persécuteur.

Arrêter Corbyn par tous les moyens

Mais ce n’est pas seulement le lobby qui présente Corbyn comme une menace terrible, soutenant ainsi indirectement mais clairement Johnson. Ce sont aussi les généraux et un ancien chef du MI6 qui menacent ouvertement, même avec un coup d’État militaire, en cas de victoire de Corbyn. Ils ont même établi une base juridique pour un tel coup d’État, en prétendant que la source ultime de légitimité dans le pays demeure la Reine ! C’est aussi Tony Blair, l’un des protagonistes de l’invasion criminelle de l’Irak, qui a ouvert la série des guerres et des interventions catastrophiques qui ont détruit la moitié des États du Moyen-Orient les plus avancés, provoquant une énorme vague de réfugiés et le terrorisme (quand le terrorisme a été créé directement par les services occidentaux, turcs et israéliens).

Tous savent que l’accession au pouvoir de Corbyn dans l’un des pays les plus importants de l’OTAN entraînera de très grandes difficultés pour leurs différents plans de guerre. Si, au contraire, l’espoir que Corbyn représente est perdu, la route vers une guerre est grande ouverte sur tous les fronts. Boris Johnson n’a pas gardé secrète sa vision internationale, au point de comparer la Russie de Poutine à l’Allemagne d’Hitler. Nous ne pouvons pas savoir si les dons des oligarques russes aux tories ont influencé ses idées sur la Russie et dans quelle direction.

C’est une illusion dévastatrice, potentiellement mortelle de penser que le passage à la guerre et à l’impérialisme dépend en fin de compte de vues personnelles, de goûts ou d’aversions de l’un ou l’autre dirigeant, que ce soit Trump, Macron ou Johnson.

Depuis le moment où Hobson a analysé l’impérialisme comme l’un des deux résultats possibles de la crise de 1870-1880, nous savons que ce phénomène n’est pas un accident, mais le résultat possible d’un système dans une impasse. Lénine, dans son livre sur l’impérialisme, a basé son analyse sur les idées de Hobson. Son livre reste une lecture utile et intéressante encore aujourd’hui, probablement plus utile et intéressant à lire qu’il ne l’est de visiter la momie de l’auteur qui est encore ensevelie en dehors des murs du Kremlin. Gardons à l’esprit que Lénine s’intéressait vivement aux idées de Keynes.

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Le danger de guerre et la lutte pour un ordre mondial multipolaire

Pour éviter une nouvelle guerre, peut-être nucléaire, la dissuasion est nécessaire, mais ne semble guère suffisante à long terme. Les accords entre les puissances mondiales peuvent être utiles ou nuisibles, mais ils ne sont pas suffisants. C’est parce que, comme Brzezinski l’a noté une fois, les armes sont plus le symptôme et le résultat des conflits géopolitiques sous-jacents que leur cause : une idée avec laquelle Clausewitz serait plutôt d’accord. L’histoire du XXe siècle est remplie d’accords signés pour éviter une guerre, dont le résultat n’a été que de a faciliter. Staline croyait  qu’en signant le pacte Ribbentrop/Molotov, il éviterait une offensive allemande contre l’URSS ; Andropov, Gorbatchev et Eltsine croyaient que leur communication personnelle avec l’Occident, en particulier les dirigeants américains, mettrait fin pour de bon à la guerre froide   et à la course aux armements nucléaires. Aujourd’hui, l’OTAN est basé de manière importante sur le territoire de l’ex-URSS, et malgré toutes les promesses faites il n’y a plus de structure de  contrôle  des  armes  nucléaires.  L’OTAN  veut élargir ses ennemis, y compris aussi la Chine. Nous ne voulons pas paraître « rétrograde” ou “arriéré” ou “à l’ancienne”, mais on se demande si tout cela n’est pas, une confirmation assez flagrante de la compréhension de Lénine de l’impérialisme comme la plus haute étape du capitalisme.

La seule façon de faire face à la probabilité à long terme d’un conflit, y compris un conflit nucléaire, d’une manière vraiment stable, est de changer les fondamentaux  matériels  et  même  civilisationnels d’un  système  mondial  qui  produit  l’expansion,  la tendance à dominer, l’impérialisme et les Guerres.

Vous pouvez dire qu’un tel objectif est utopique et irréaliste… peut-être qu’il est. Malgré cela, il est dix ou cent fois plus irréaliste de croire que l’humanité survivra à ce siècle en s’en tenant à ses habitudes actuelles.

C’est exactement ce qui fait des forces politiques comme le Parti travailliste de Corbyn des forces stratégiques importantes pour avancer vers un ordre mondial profondément et radicalement différent. Le multipolarisme peut être une première étape historique dans cette direction et le Parti travailliste s’y dirige. En acceptant l’existence d’autres puissances, au lieu de consommer toutes nos forces dans une compétition potentiellement mortelle, nous pouvons faire le premier pas vers la tentative de résoudre les menaces existentielles auxquelles l’humanité est confrontée.