Socialisme et autogestion (Contribution à une esquisse des fondements de la démocratie directe)

Par Michel Paptis

L’autogestion est devenue synonyme de la démocratie socialiste, c’est-à-dire du régime qui caractérise la société de transition succédant au capitalisme. On ne peut pas extrapoler abusivement sur l’avenir de cette société qui, selon Marx, s’acheminerait vers le communisme, société sans classes, et sans Etat. Le devenir de la société des hommes est fonction de leur libre volonté qui, mue par une conscience plus approfondie des conditions qui la déterminent en dernière analyse, trouvera la force de faire agir les hommes en conséquence et transformer la société, selon un projet conscient. Nous sommes encore loin d’une société d’hommes conscients, et surtout décidés d’agir en conséquence.

L’ampleur de la mystification de la vie sociale des hommes, d’eux-mêmes, de la manière éga-lement de concevoir la nature, le monde extérieur dans lequel ils vivent, est toujours grande.

L’écrasante majorité de l’humanité charrie dans son présent les survivances tenaces de son passé biologique et social, sans que la capacité critique et créatrice du cerveau humain puisse en-core les dominer. La préhistoire de l’humanité n’est donc pas finie. Mais le progrès accompli est également indéniable, aussi bien dans le domaine des sciences de la nature que de l’homme, ouvrant la voie pour libérer en l’homme son propre génie spécifique, sa pleine capaci-té critique et créatrice, démystifiant complètement la société, lui-même, le monde extérieur. La science, cependant, n’est pas le seul moyen pour parvenir à ce but.

L’homme social a besoin d’inclure dans son éducation l’exercice actif de la gestion de la so-ciété dans laquelle il vit.

Sans cette pratique quotidienne, son développement global, critique, créateur, reste mutilé d’une dimension essentielle qui perpétue son aliénation.

Pratiquer la gestion de la société dans laquelle nous vivons, activement, quotidiennement, directement, est la condition essentielle pour franchir le seuil séparant la préhistoire et l’histoire proprement dite de l’humanité.

Cette pratique libératrice s’appelle la démocratie directe comme régime de la cité, de la so-ciété. L’autogestion est un terme actuellement follement en vogue, mais dont très peu se référaient en Europe et dans le monde entier avant Mai 68. Il exprime essentiellement un dé-sir profond des larges masses d’hommes élevés, depuis cet après-guerre, dans les sociétés développées, d’accéder à la gestion directe de leur travail et de toute leur vie sociale, de devenir enfin des citoyens adultes assumant pleinement leurs droits et responsabilités. Cette aspiration est le résultat du développement global de la société qui, aussi bien par son niveau matériel que par son niveau culturel, accentue, exaspère l’opposition contre les structures traditionnelles, répressives, autoritaires, hiérarchiques.

De ce point de vue, l’autogestion est une aspiration nouvelle, correspondant à un haut niveau de développement social

Et ceci aussi bien par l’ampleur du mouvement qu’elle embrasse, qu’elle intéresse, que par les possibilités subjectives et objectives actuellement existantes pour qu’elle puisse être prati-quée

C’est la preuve que l’autogestion n’est plus une aspiration de quelques minorités avant-gardistes maisle reflet d’une nécessité largement ressentie, mûrie par le développement social global d’une grande partie de l’humanité. Pour cette raison, il est erroné de présenter l’autogestion comme une réactualisation des thèmes esquissés dans le passé par des hommes comme Proudhon, Bakounine, ou même Marx, et ne pas insister avant tout sur le contenu nouveau du terme, déterminé par des conditions objectives et subjectives nouvelles d’un stade supérieur de l’évolution sociale sans précédent dans le passé. Les hommes ne s’orientent en masse vers un projet social, aussi vague que reste encore, nécessairement, son esquisse, par réminiscence des schémas théoriques énoncés sommairement au passé mais par le besoin qu’ils ressentent d’exprimer des aspirations découlant de leur expérience sociale contemporaine.

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Ce sont les conditions sociales concrètes dans l’usine, l’entreprise, les bureaux, les écoles, la famille, la ville, la commune, la nation, qui déterminent l’aspiration actuelle à l’autogestion, c’est-à-dire à l’organisation et gestion libres, démocratiques de la vie sociale dans tous les domaines et à tous les niveaux.

L’autogestion est donc synonyme de l’organisation et de la gestion démocratiques de la vie sociale moderne, dans sa richesse et complexité. Il ne s’agit pas de revenir à des formes primaires, précapitalistes, de vie sociale, mais en partant de tout l’acquis irréversible du développement historique, d’aller vers une société supérieure.

L’autogestion socialiste doit correspondre à cet impératif de l’histoire. L’autogestion socialiste est la forme de la démocratie directe dans les conditions historiques nouvelles qui, en se réalisant pleinement, signifie l’abolition de tout pouvoir politique spécifique aux mains des groupes sociaux privilégiés qui l’utiliseraient pour perpétuer leur domination sur d’autres.

Par le fait que l’autogestion socialiste, conçue comme un processus historique et non pas comme une création parfaite d’emblée, se rattache à la notion de la démocratie directe, elle implique des références à des théories et pratiques qui, dans le passé historique de l’humanité, allaient dans ce sens.

Mais la forme d’exercice de l’autogestion socialiste, de la démocratie socialiste, dans les sociétés complexes contemporaines, ne saurait se calquer sur aucune expérience du passé.

La démocratie directe fut et reste l’aspiration de tout grand mouvement révolutionnaire qui aspire à changer radicalement la société et à assurer la gestion de celle-ci par la majorité écrasante de ses membres, sinon par sa totalité

Cette aspiration n’a trouvé dans toute l’évolution séculaire de l’Humanité, à notre avis,, que trois moments à retentissement historique de début de réalisation, qui gardent toujours un intérêt universel : il s’agit de la démocratie athénienne aux Vème et IVème siècle avant notre ère, de la Commune de Paris au XIXème siècle et de la toute première période de la révolution russe, entre env-ron octobre 1917 et la fin du printemps 1918.

Nous nous proposons d’examiner ces moments et les théories qui, soit les ont éclairés et ont contribué à leur développement, soit ont surgi de leur expérience.

On saura ainsi mieux préciser l’esquisse de la théorie de l’autogestion socialiste et ses pers-pectives.

LA DEMOCRATIE DIRECTE A ATHENES

Entre le Vème et la fin du IVème siècles avant notre ère, le peuple athénien, à l’exception, certes, des femmes et des métèques, sur la base du travail des esclaves et profitant de son vaste empire maritime, avait établi pour lui-même une véritable démocratie directe.

Les citoyens constituant ce peuple jouissaient de droits qui « ne sont même plus pensables dans le monde moderne » (2).

Il s’agissait en effet d’une véritable démocratie directe, le système représentatif n’ayant exis-té en Grèce que dans les fédérations ou confédérations groupant diverses cités, surtout « dans les petites fédérations de villes vivant en symbiose – par exemple dans la fédération béotienne » (3).

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Tout autre est le régime d’Athènes, où le pouvoir n’est pas exercé par des délégués, mais di-rectement par la masse des citoyens.

Voici une description résumée, très objective, de ce régime :

« L’Assemblée du Peuple – l’Ekklesia (Εκκλησία) – réunissait en effet tous les citoyens jouissant des droits politiques, tous pouvaient y prendre la parole. Or, bien que les délibérations fussent préparées le Conseil – ou Boulé – l’assemblée du peuple – était le véritable organe de décision. Elle décidait de la guerre et de la paix, nommait les ambassadeurs, tranchait des expéditions et de leurs effectifs, elle examinait la gestion des magistrats, avait tout le pouvoir d’émettre des dé-crets et de ratifier des lois ; elle jugeait tous les procès d’ordre politique qui engageaient ou semblaient engager la sécurité de l’Etat, et elle pouvait seule accorder le droit de cité. La seule réserve était que les votes relatifs au statut des personnes ne pouvaient être émis que par des assemblées plénières, c’est-à-dire groupant au moins 6 000 personnes. Ce chiffre, évidemment exceptionnel, suffit pourtant à rendre sensible l’énorme différence existant entre un tel régime et n’importe quel système représentatif. Une assemblée normale groupait en général 2 000 à 3 000 personnes, et se réunissait de dix à quarante fois par an.

Pour lutter contre la désaffection et permettre aux travailleurs, en particulier aux paysans, de prendre part aux assemblées, on institua au début du IVème siècle une indemnité de séance (le misthos ekklesiastikos)

Le peuple exerçait aussi, sous une autre forme, les fonctions judiciaires.

Le tribunal des héliastes était formé, en droit, de tous les citoyens âgés de plus de 30 ans. En fait,leur nombre était fixé au Vème siècle à 6000, 600 par tribu : ils étaient tirés au sort, pour l’année, sur une liste de candidats établie par les dèmes. Ces 6000 juges étaient répartis en groupes où les diver-ses tribus étaient représentées à égalité. Les groupes variaient d’importance en fonction de l’affaire à juger : il y eut des tribunaux de 201 juges ou bien de 501 ; dans certains cas, leur nombre pouvait monter à 2500 ou même plus. Cette justice populaire, qui ne comportait, après l’instruction préliminaire, ni juges professionnels, ni avocats, ne ressemble évidemment à aucun système moderne ; elle implique une souveraineté populaire plus directe et plus effective. Enfin, là ou entraient en jeu des assemblées limitées ou des magistratures, celles-ci étaient largement ouvertes à la masse. Le Conseil, qui préparait des délibérations de l’assemblée et veillait à leur exécution, était, dans la démocratie normale, formé de 500 personnes tirées au sort pour un an dans les dèmes ; tout citoyen âgé de plus de trente ans pouvait accéder à ces fonctions. De même, les magistrats, étaient, pour la plupart, tirés au sort pour un an (quelques uns l’étaient pour quatre ans, d’autres enfin étaient élus, s’il s’agissait de fonctions militaires ou financières); tous les citoyens pouvaient ici encore accéder presque sans exception, à ces fonctions. Qui plus est, pour assurer un roulement, la réélection et le cumul étaient le plus souvent interdits ; la notion moderne de « hauts fonctionnaires » était ainsi exclue. Enfin, le double principe de la collégialité et de la reddition de comptes régulières devant le peuple atténuait encore l’importance qu’auraient pu acquérir les magistrats au détriment du peuple, collectivité souveraine. Le peuple gouvernait, au lieu de simplement élire les hommes chargés de gouverner » (4).

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Cette démocratie directe concernait 40 à 50.000 citoyens adultes, constituant une société « face à face », comme dans une communauté universitaire moderne, mais qui se formaient dans la vie publique et la politique quotidienne de manière particulière, propre aux condi-tions historiques de l’époque.

Moses Finley écrit,

« Le monde grec était fondamentalement un monde de la parole et non de l’écriture. L’infor-mation en matière d’affaires publiques était principalement diffusée par le héraut, le tableau d’affichage, les bavardages et les rumeurs, les rapports oraux et les discussions dans les di-verses commissions et assemblées qui constituaient les rouages gouvernementaux. C’était un monde non seulement sans mass media, mais sans media du tout, au sens que nous donnons à ce mot » (5).

La validité toujours actuelle et universelle de l’exemple athénien réside au fait que le corps de citoyens, indépendamment des restrictions à l’époque concernant les femmes, les jeunes (au dessous de 30 ans), les résidents étrangers, les esclaves6 et de l’avantage d’un empire maritime qui assurait la base matérielle de la démocratie, est parvenu à pratiquer réellement et durant deux siècles une véritable démocratie directe, unique jusqu’ici dans les annales de l’histoire.

Les apologistes de l’élitisme, anciens et nouveaux, n’ont pas cessé de souligner à l’excès les «défauts» de cette démocratie : ignorance et incompétence des foules qui deviennent «dangereuses» dans leur rassemblement et leurs passions , avec l’ascension des flatteurs et des démagogues, etc.

Dans un ouvrage récent, aussi savant par ailleurs que celui de Mme Jacqueline de Romilly, professeur au Collège de France, que nous commentons en appendice, on peut trouver exposés tous les griefs que les anciens philosophes et auteurs élitistes, Héraclite, Platon, Isocrate, même Aristote, en passant par Aristophane et tant d’autres, ont formulé contre la démocratie directe, et les remèdes qu’ils en proposaient. Le cas d’Aristote est pourtant par-ticulier, comme nous le verrons plus loin.

Moses Finley, dans son ouvrage, déjà citéfait par ailleurs justice des arguments analogues avancés par les écrivains contemporains comme Seymour-Martin, Lipset (7), Robert Michels (8) et d’autres.

Le trait commun des anciens et nouveaux adversaires de la démocratie directe, est leur opposition commune à la participation active du corps des citoyens dans l’exercice du pou-voir, et non pas seulement d’une délégation d’eux, composée d’hommes imbus de la vérité, ou du savoir spécifique de la politique (savants ou experts).

La démocratie directe d’Athènes aux Vème et IVème siècles n’a pas seulement fourni la preuve pra-tique qu’elle peut très bien être exercée au niveau d’une population groupant quelque 50.000 citoyens au plein sens du terme, mais également: l’esquisse d’une théorie expliquant ce phé-nomène.

Lire la suite https://autogestion.asso.fr/app/uploads/2011/10/SOCIALISME-ET-AUTOGESTIO1.pdf

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