François Gemenne: «Aucune COP n’a le pouvoir d’arrêter le changement climatique»

Alexandre-Reza Kokabi (Reporterre)
29 octobre 2021
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Il faut cesser de surestimer le pouvoir des COP, selon le politologue François Gemenne : elles restent des négociations sans fin entre États, sur une catastrophe qui a déjà commencé. Elles sont toutefois cruciales et gagneraient, d’après lui, à être ouvertes aux acteurs non étatiques.
François Gemenne est spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et des migrations. Une réédition de son livre Géopolitique du climat, sous-titrée Les relations internationales dans un monde en surchauffe, paraîtra le 10 novembre 2021, en pleine Conférence de Glasgow sur les changements climatiques (COP26).

Reporterre — Que pouvons-nous espérer de cette COP26 ?

François Gemenne — Le leitmotiv de cette COP, c’est qu’il s’agit de concrétiser les promesses faites lors de la COP21. Et le problème est effectivement que les promesses d’action ont remplacé l’action elle-même, depuis la COP21. Le résultat, c’est que les courbes de nos émissions globales de gaz à effet de serre n’ont été infléchies que par la pandémie de Covid-19, et non par les actions des gouvernements. Donc il faut espérer non seulement que les engagements des différents gouvernements s’alignent enfin sur les objectifs de l’Accord de Paris, mais surtout que ces engagements soient enfin respectés, et cessent d’être de simples résolutions de Nouvel An… Cela étant, les COP ne peuvent pas tout résoudre : ce ne sont que des forums de discussion entre gouvernements, qui essaient d’organiser la coopération internationale. Mais au final, tout dépend des gouvernements.

Le grand retour des États-Unis, associé à l’Union européenne, peut-il faire pencher la balance, malgré l’absence des présidents brésiliens ou chinois ?

L’absence de certains chefs d’État n’est pas un problème en soi — avant la COP15, les apparitions de chefs d’État étaient très rares. Évidemment le retour des États-Unis est une bonne nouvelle, en particulier parce que cela permet de rétablir l’universalité de l’Accord de Paris, qui est sa pierre angulaire. Cette médaille a toutefois son revers : les États-Unis ont repris le leadership des négociations, ils imposeront donc également leur vision de la lutte contre le changement climatique, c’est-à-dire une vision qui repose largement sur la technologie et l’absence de contraintes. L’approche européenne est très différente, et risque d’avoir du mal à s’imposer dans ce contexte.

En 2009, au moment de la parution de la première édition de votre livre Géopolitique du climat, tous les regards étaient tournés vers la COP15 de Copenhague. Douze ans plus tard, à l’aube de la COP26, qu’est-ce qui a changé ?

Rien n’a changé, et tout a changé. Rien n’a changé parce que les émissions de gaz à effet de serre ont continué à croître à un rythme soutenu, à l’exception de 2020 avec la pandémie de Covid-19, qui a laissé croire à l’émergence d’un « monde d’après » en entraînant une baisse de 6 % des émissions mondiales. Tout a changé, parce que l’Accord de Paris a été scellé en 2015, avec des péripéties telles que la sortie et le retour des États-Unis. Les mobilisations des jeunes ont permis au climat d’entrer de plain-pied en démocratie et fait aujourd’hui l’objet d’âpres débats politiques et électoraux. Le climat est sorti du silo environnemental dans lequel il était encore largement enfermé en 2009

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La COP26 est présentée comme une réunion de la dernière chance, comme l’était déjà la COP15. La véritable dernière chance, c’est (ou c’était) quand ?

Ni lors de la COP15 ni lors de la COP26 ! Onze COP se sont écoulées durant ce laps de temps, et nous avons toujours ce sentiment d’être au pied du mur. Ça tient à notre représentation binaire du changement climatique comme une lutte que nous pouvons encore gagner ou perdre. Je me méfie de cette présentation. Si tous les cinq ans nous présentons aux gens une COP « de la dernière chance », à un moment donné ils n’y croient plus. Chaque année qui passe voit les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère s’élever, les températures s’élever, les événements extrêmes sont de plus en plus fréquents dans toutes les régions du monde. Sans que les « COP de la dernière chance » n’infléchissent la tendance.

Pour moi, la dernière chance, c’était déjà dans les années 1950 ou 1960. Le changement climatique que nous avons produit est irréversible. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Ce n’est pas parce qu’une COP est réussie que, d’un coup, les émissions de gaz à effet de serre s’écroulent. Il faut voir les COP pour ce qu’elles sont : un forum au cours duquel les États du monde essaient de se mettre d’accord pour infléchir les trajectoires d’émissions, atténuer les dommages et s’y adapter. Mais aucune COP n’aura le pouvoir d’arrêter le changement climatique.

Le Production Gap Report, publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement, montre que la production de combustibles fossiles prévue par les gouvernements est plus de deux fois supérieure à ce qu’il faudrait pour tenir les objectifs de l’Accord de Paris, c’est-à-dire une limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C. Cela signifie-t-il que les COP, et plus largement la coopération internationale, sont inutiles pour lutter contre le changement climatique ?

Non. La coopération internationale, aussi imparfaite et laborieuse soit-elle, reste absolument nécessaire : les dérèglements du climat que subiront les uns dépendent des actions de tous les autres. Nous ne vivons pas dans un monde où chaque État cultive sa petite parcelle d’atmosphère et doit se tracasser uniquement des kilomètres carrés d’atmosphère au-dessus de lui. Le changement climatique est un problème global par nature et doit forcément mobiliser une coopération internationale. L’action d’un pays, seul, contre le changement climatique, à part peut-être la Chine, n’a pas d’effet sur le climat lui-même.

En même temps, les COP n’ont pas le pouvoir d’imposer quoi que ce soit aux gouvernements. Ce n’est pas comme s’il existait un arbitrage international qui déciderait des règles du jeu. À la fin, tout dépend des choix faits par les gouvernements, les industries et un peu les citoyens eux-mêmes.

Vous voulez dire que les décisions prises lors des COP, ou les traités comme l’Accord de Paris, devraient être plus contraignantes ?

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Aujourd’hui, la logique de promesses permanentes camoufle un manque d’action politique réel. Le décalage se creuse entre les engagements des différents gouvernements et l’objectif collectif de l’Accord de Paris, qui est de limiter le réchauffement à 2 °C voire à 1.5 °C. C’est un peu comme si une classe d’élèves se donnait pour objectif d’avoir 16/20 de moyenne, et qu’au moment de réviser chacun des élèves se disait « je vise 10 ou 12 ». Il n’est pas compliqué de comprendre que l’objectif collectif ne sera jamais atteint. Aujourd’hui, les gouvernements sont un peu comme ces élèves, qui de plus ne respectent pas leurs engagements individuels.

Alors oui, nous devons trouver un moyen pour forcer les gouvernements à respecter leurs engagements, mais il est peu probable qu’ils se mettent d’accord sur un mécanisme de contrainte qu’ils appliqueraient eux-mêmes. Les citoyens se tournent donc vers d’autres solutions : nous assistons au développement de litiges climatiques, comme l’Affaire du siècle en France, avec des groupes issus de la société civile qui s’en remettent aux cours et tribunaux pour rappeler aux gouvernements l’obligation de respecter les objectifs qu’ils se sont eux-mêmes fixés.

Est-ce que ces litiges seront suffisants pour forcer les États à changer de cap ?

Non. Ce sont des signaux forts, mais insuffisants. Notamment parce qu’ils ne visent que certains pays industrialisés. Nous avons tendance à nous imaginer que l’objectif est d’éviter la catastrophe ; c’est un regard très nombriliste, la catastrophe est déjà en cours dans de nombreuses régions du monde et singulièrement pour les populations les plus vulnérables. Et j’observe que ce qui a le plus d’effet aujourd’hui, ce sont des éléments que nous ne choisissons pas, comme la pandémie de Covid-19 ou la décision chinoise d’arrêter le financement de centrales à charbon à l’étranger, qui est une sorte de coup fatal porté à la finance internationale du charbon.

Comment la coopération internationale pourrait-elle être aussi efficiente, pour baisser les émissions de CO₂, que la pandémie de Covid-19 ou l’abandon du financement des centrales à charbon par la Chine ?

Le problème des COP, c’est qu’elles restent des négociations entre gouvernements, or les États n’ont pas tous les leviers d’action entre les mains. Les COP, par nature, sont des négociations sans fin, le changement climatique va devoir être surveillé encore et encore, et l’action internationale doit être coordonnée. Voulons-nous d’une COP67 ou d’une COP87 qui ressemble à la COP26 ? Je ne pense pas. Il faut se poser la question de qui est légitime, au fond, pour nous représenter, quand il s’agit de gouverner le climat.

Il faudrait sans doute ouvrir les négociations au-delà des acteurs étatiques : les municipalités, les régions, les peuples autochtones, les multinationales et la société civile ont des leviers importants. Pourtant, ils n’ont pas de sièges lors des COP, et beaucoup font du lobbying en sous-main. Nous essayons de gouverner l’Anthropocène avec des instruments et des institutions qui datent de l’Holocène.

Si des grandes entreprises pétrolières comme Total s’assoient à la table des négociations, comment cela peut-il aider la lutte contre le changement climatique ?

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Ces entreprises font déjà du greenwashing derrière les portes. Je préférerais qu’elles défendent leurs intérêts en toute transparence, elles-mêmes, à la table de négociations. Ce qui est dangereux, aujourd’hui, c’est qu’elles le font sous la table. Je ne dis pas qu’il faut leur donner un pouvoir de décision, il faut les mettre face à leurs responsabilités. Tout le monde s’accorde à dire que ces négociations sont cruciales pour le futur de l’humanité, nous perdrions moins de temps si tout le monde était clair sur ce qui se joue exactement, ses difficultés et ses intentions pour y faire face.

Les pays riches avaient promis d’atteindre 100 milliards de financements climatiques annuels pour les pays en développement d’ici 2020. En 2019, ils n’en étaient qu’à 79,6 milliards selon l’OCDE. Et encore, ce chiffre est surévalué, estime l’ONG Oxfam, qui en déduisant les prêts et les surévaluations aboutit à environ trois fois moins. Existe-t-il un risque de rupture entre les pays du Nord et du Sud ?

Absolument, les pays du Sud ont l’impression d’être trahis par les pays du Nord, à la fois en matière de financement, comme vous le mentionnez, mais aussi en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cette tension va s’accentuer, au fur et à mesure que les conséquences du changement climatique vont empirer. Ce qui me préoccupe, c’est de voir que les pays du Nord semblent tracassés uniquement par leurs propres émissions, plutôt que d’essayer de voir comment il est possible de travailler avec les pays du Sud pour réduire les émissions globales.

Cela donne lieu à des situations aberrantes, où pour réduire leurs émissions intérieures, des pays riches développent toute une série de nouvelles technologies qui utilisent des ressources des pays pauvres, polluent dans ces pays pauvres et sont réservées aux pays riches et, pire, aux classes les plus privilégiées dans les pays riches. Le climat, pourtant, se fiche que les émissions viennent de Dakar, Mexico, Bruxelles ou Washington ! Donc l’enjeu véritable de la coopération internationale, aujourd’hui, c’est de dépasser la logique de l’addition des pays industrialisés qui se tracassent de la réduction de leurs propres émissions. Et ce, pour voir comment il est possible de travailler avec les pays qui ne sont pas encore de gros émetteurs, afin qu’ils suivent une trajectoire de développement non carbonée.

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