[Entretien avec Jean-Pierre Page, Stéphane Sirot et Benoit Foucambert ] après 55 jours de grève, forces et perspectives pour la victoire des travailleurs!

Entretien croisé de Georges Gastaud, directeur politique d’Initiative communiste (I.C.), avec Benoît Foucambert, secrétaire départemental de la FSU-81, Jean-Pierre Page, ancien responsable international de la , ancien responsable de l’UD- 94, et , universitaire, historien du syndicalisme et spécialiste du mouvement social.

À la demande de plusieurs syndicalistes en lutte, membres ou pas du PRCF, qui avaient trouvé utile la première partie de cette entrevue croisée publiée sur www.initiative-communiste.fr , nous publions les réponses qu’ont bien voulu nous apporter à nouveau nos trois invités, et au nom de nos lecteurs, nous les remercions chaleureusement. I.C.


Initiative Communiste : Le NON-retrait de l’ « âge-pivot » par le gouvernement et le fait que la CFDT et l’UNSA aient feint d’y voir une avancée pour torpiller la scandalise nombre de travailleurs. Dans les manifs se répand le slogan « on n’est pas des moutons, on n’a pas b’soin d’ Berger ! ». Comment réagir au fait que, désormais, un « syndicat » assume cyniquement ce rôle de briseur de grève ? Que penser dans conditions de l’avenir du mot d’ordre de « syndicalisme rassemblé » (incluant la CFDT) que porte encore la CGT ?

Benoit Foucambert. Vous savez, à la base, dans les cortèges, dans les discussions entre grévistes et les AG, la position de la CFDT et de l’UNSA n’est pas une surprise et n’a aucun rôle dans la mobilisation tant leur présence effective sur le terrain des luttes est globalement très faible. Bien sûr, au niveau médiatique, le plan ourdi par le gouvernement et ses complices « syndicaux » a été utilisé au maximum mais concrètement, cela n’a pas eu d’effet ni sur le plan de la mobilisation ni sur le soutien de la majorité de la population à celle-ci. Non seulement la manœuvre de diversion a échoué tant s’exprime la volonté de retrait global du projet mais elle a même été contre-productive : il apparaît clairement désormais au yeux du plus grand nombre que le syndicalisme est divisé en deux grands camps opposés, celui de l’accompagnement des contre-réformes et celui du syndicalisme dit de transformation sociale. Et que la perspective de la réunification syndicale des forces de classe et de masse aujourd’hui dispersées (dans la CGT bien sûr qui demeure bien la plus grande et influente organisation du monde du travail mais aussi dans la FSU, certains secteurs de FO ou de Solidaires) est une nécessité historique. Le « syndicalisme rassemblé » avec la CFDT est aujourd’hui unanimement condamné « en bas » où se construisent au contraire des passerelles et des liens très fort entre militants de lutte.

Jean-Pierre Page (J.-P. Page). Dans l’esprit de ceux qui ont initié le “syndicalisme rassemblé”, nouvelle version du “Comité National d’Unité d’Action” souhaité en 1978 par Georges Séguy au 40ème congrès de la CGT, la relation partenariale avec la CFDT est stratégique. L’avenir du syndicalisme en France en dépendrait. Le but est d’arriver à l’existence en France d’un grand pôle syndical réformiste. Le modèle, est celui que  l’on connaît dans d’autres pays européens, c’est à dire un syndicalisme d’accompagnement, de propositions, de services et de prétendues négociations. C’est-à-dire,  tout sauf un syndicalisme de lutte et de contestation.

Pourquoi ? Mais, parce qu’aux yeux de certains, l’influence des idées de lutte de classes en France, persiste et constitue une anomalie au regard de ce qui domine et doit dominer en Europe. D’autant que cela peut devenir contagieux. Il y a donc un problème avec la CGT, pour ce qu’elle représente, par son et ce qui demeure de ses principes et valeurs même si c’est parfois exprimé avec bien des contradictions. L’hystérie qui accompagne certains commentaires dans les médias est sans précédent ! Il faut souligner  cet état d’esprit réactionnaire qui caractérise les classes dirigeantes de notre pays, cette peur panique des travailleurs en lutte pour leurs droits, comme d’ailleurs on l’a connu à d’autres époques ! Entendre dire que la CGT a plus à voir avec le terrorisme qu’avec le syndicalisme, ou encore qu’elle « ruine la France » est quand même incroyable. En fait, l’action revendicative de haut niveau que nous connaissons, contrarie les politiques du Capital, les stratégies de certains, et donc, la construction européenne. Cela rend la bourgeoisie fébrile ; à ses yeux il faut  une évolution urgente du syndicalisme car les crises sociales inévitables se poursuivront et se multiplieront inévitablement. Or, elles peuvent aussi déboucher sur des crises politiques, voire pire. Or la situation est des plus incertaines. La  CFDT et la CES existent mais cela est insuffisant ! CFDT et CES ont une orientation, elles s’y tiennent. C’est bien  autre chose qu’une trahison même si souvent cela est perçu comme tel. Il n’est pas sans signification que la CES soit aujourd’hui présidée par Laurent Berger qui est tout sauf un «pape de transition». Cela n’est évidemment pas indifférent à l’exception syndicale française. Il faut donc accélérer la recomposition du syndicalisme français.

Dans ces circonstances, bien des questions se posent sur la CES et sur ce qu’y fait la CGT ?  Il est utile de rappeler que ce n’est parce que la CGT a quitté la FSM qu’elle a été admise. Elle a pu s’affilier à la centrale européenne parce que CES et CFDT sont arrivées à la conclusion qu’il était préférable d’avoir la CGT dedans plutôt que dehors. En contrepartie, il est vrai que la CGT a donné  beaucoup de garanties. Elle est ainsi passée du rejet de Maastricht à un positionnement critique sur l’Europe qui a fait place à quelque chose de plus “mezzo voce” avant de la voir adhérer au leurre de « l’Europe sociale et de l’union sacrée ». Tout cela a été  de pair avec le concept de « syndicalisme rassemblé ». Pour mieux s’en revendiquer, c’est sur proposition de la CFDT, qui lui avait cédé son poste, que la CGT a ainsi pu accéder au titre de membre du  secrétariat de la CES.

Par conséquent au regard de la situation actuelle la stratégie de « syndicalisme rassemblé » mise au point il y a bien des années est un échec patent. Celle-ci-ci était un piège, une sorte de cheval de Troie qu’on a introduit subrepticement dans la CGT.  Les Troyens ne l’avaient pas détruit, on sait ce qui leur en a coûté. L’aiguisement des luttes de classes favorise toujours le besoin de clarification. Il faut se féliciter du rôle moteur joué par de nombreux militants de la CGT pour faire échec à cette stratégie dont le prix a été élevé. Cette prise de conscience s’est faite indépendamment de l’obstination de dirigeants de la CGT anciens et nouveaux, et bien que « la preuve du pudding c’est qu’on le mange » l’expérience concrète a démontré aux travailleurs que la CFDT appuie sans vergogne le projet Macron de retraite à points parce que cela correspond à la vision qui est la sienne. La CFDT assume sa fonction de supplétif, de fantassin du Capital parce que c’est ce que l’on attend d’elle mais aussi parce qu’elle entend jouer ce rôle. Pour autant, je constate que ce qu’elle pouvait faire hier avec une certaine impunité devient plus compliqué pour elle, y compris dans ses propres rangs. Dans ces conditions on peut dire que « le syndicalisme rassemblé » ne semble plus promis à un grand avenir. Une chose est certaine chez les militants de la CGT : les paroles et les actes de la CFDT ne font pas recette et même bien pire… Il serait bien que l’on finisse par en tenir compte.

Stéphane SIROT – En préambule, rappelons que l’attitude de Laurent Berger ne passe pas si facilement que cela auprès de certains de ses adhérents. Même si le phénomène est minimisé par la direction de la CFDT, des militants déchirent ou rendent leur carte. Autre exemple, les cheminots de l’organisation contre-réformiste n’ont pas suivi les injonctions de leur confédération lorsque celle-ci voulait leur faire quitter le mouvement. Même si, après les défections de 1995 et, surtout, de 2003, la CFDT se présente comme l’organisation la plus monolithique, l’aspect grossier du ralliement de Berger à la cause gouvernementale complique la manœuvre. Rappelons brièvement la chronologie : du 20 décembre au 5 janvier, le leader cédétiste disparaît des écrans radars et il est d’ailleurs le seul dirigeant d’importance à ne pas réagir aux vœux de Macron ; le 5 au soir, il propose la « conférence de financement » ; le lendemain, Edouard Philippe la qualifie de « bonne idée » ; et quelques jours plus tard, son courrier annonce une suspension en trompe-l’œil de l’« âge pivot », que Berger s’empresse de présenter comme une victoire. Bref, la ficelle est énorme.

Pour autant, l’opération n’atteint pas son objectif : éteindre la contestation et retourner l’opinion publique. Et s’il en était besoin, elle signe l’incompatibilité entre les deux grandes propositions de syndicalisme en présence : celle de « partenariat social » ; celle de « mouvement et de transformation sociale ». Dès lors, l’unité syndicale, si elle peut se former sur le terrain, dans des territoires, dans des entreprises ou des professions, n’est guère envisageable dans un cadre national et interprofessionnel. Et plutôt que de la rechercher désespérément, travailler à l’isolement des directions contre-réformistes paraît plus fructueux. A cet égard, la participation de la CFE-CGC à l’intersyndicale dans le cadre de l’actuel mouvement social est un point positif à faire fructifier.

Au sein de la CGT, le « syndicalisme rassemblé », pilier des mandats de Bernard Thibault, est fortement interrogé depuis quelques années. Il soulève des discussions animées, comme l’ont montré par exemple les deux derniers congrès de la confédération, en 2016 et en 2019. Les doutes, les critiques, voire les rejets sont tels que lors du 51e congrès confédéral de Marseille en 2016, le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, adresse des reproches à une pratique qu’il admet trop exclusivement dirigée vers un partenariat avec la CFDT. Toutefois, l’expression ne disparaît pas et il est alors appelé à « poursuivre dans notre objectif de ‘syndicalisme rassemblé’ inscrit dans nos orientations[1] ». Mais son contenu semble quelque peu infléchi et, surtout, paraît impliquer d’insister dans un même élan sur le fait qu’il ne s’agit pas de contraindre la CGT à se renier : « Par ce terme, il faut entendre créer les conditions du rassemblement des salariés en construisant des plates-formes revendicatives dans l’unité syndicale, afin d’élever le rapport de forces. Cette démarche s’inscrit toujours dans le but de nouvelles conquêtes sociales, sans dévier du contenu de nos repères revendicatifs (…) Cet engagement ne remet pas en question notre identité[2]. »

D’ailleurs, sans doute pour bien souligner l’absence de renoncements, est évoqué un « syndicalisme rassemblé vers la transformation sociale », tant il se n’agirait pas de « fondre (…) tout le monde (…) dans le même moule »[3].

D’évidence, si le « syndicalisme rassemblé » n’est pas purement et simplement passé par pertes et profits, son abord est ici pour le moins ambivalent et suscite un évident embarras. Les structures et les militants les plus critiques de l’organisation appellent en revanche sans ambages à abandonner une stratégie qui, pour elles, présente un bilan contreproductif et participe des reculs subis par le monde du travail. Le 52e congrès confédéral de Dijon, en mai 2019, est ponctué d’interventions cinglantes envers une CFDT jugée complaisante à l’égard du pouvoir et du patronat, et associée aux politiques de restriction des droits sociaux. Dès lors, la référence au « syndicalisme rassemblé » en devient de plus en plus délicate à invoquer, si ce n’est de façon relativement diluée. Ainsi, le document d’orientation rappelle bien que « le syndicalisme rassemblé doit demeurer un objectif permanent ». Mais ce dessein, cité sans les guillemets qui reverraient peut-être un peu trop à son acception originelle, est accompagné d’une précision d’importance : « L’unité ne peut être un simple alignement de sigles syndicaux et doit reposer sur des cahiers revendicatifs précis (par ex. l’accord d’unité d’action en 1966), décliné par thèmes et dans des compositions d’organisations syndicales différentes si nécessaire[4] ». Comme s’il s’agissait d’éviter de s’exposer à quelques-unes des critiques majeures adressées à l’approche pratiquée du temps de Bernard Thibault par ses contempteurs, pour qui le rapprochement au sommet avec la CFDT était la véritable priorité, quitte à lui sacrifier le contenu de classe de l’identité cégétiste.

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Si le vocabulaire de la CGT ne rejette donc pas radicalement l’expression connotée introduite par Louis Viannet, elle s’y réfère d’une façon de plus en plus précautionneuse. Au fond, son contenu paraît siphonné par l’épreuve des faits et des critiques internes. Le contexte actuel ne peut que donner un coup de boutoir supplémentaire à une notion manifestement obsolète.

Initiative Communiste – La grève reconductible du rail s’essouffle – comment s’étonner du contraire ? –, au moins provisoirement, tandis que des secteurs nouveaux entrent en lutte : raffineurs, dockers, marins, ou approfondissent leur engagement : lycées, soignants, universités, etc. En outre une radicalité s’affirme avec des actions-chocs soutenues par la «base» militante. Le gouvernement a-t-il gagné le bras de fer ou celui-ci peut-il perdurer et reprendre fortement sous d’autres formes ?

Jean-Pierre Page – La France n’a pas connu une telle mobilisation depuis des décennies. Une précision : à ma connaissance beaucoup des  travailleurs des raffineries étaient en grève illimitée depuis le 5 décembre. Que des millions de salariés avec un large soutien populaire s’engagent dans l’action et avec une telle diversité montre que nous assistons à quelque chose d’inédit et qui ne peut être comparable avec ce que nous avons connu à d’autres époques. Toutes les forces sociales et politiques sont au pied du mur, et en devoir de choisir où elles se situent clairement. Cette action permet d’engranger une expérience de combat pour de nouvelles générations. Cela est déjà très prometteur pour l’avenir. Ce n’est pas indiffèrent à notre histoire. La France n’est elle pas « le pays où les luttes de classes se mènent jusqu’au bout » (Marx) ? Une chose est certaine cela fait réfléchir, et pas seulement aux quatre coins de l’Hexagone, mais bien au-delà. D’une certaine manière rien ne sera plus comme avant !

C’est un bras de fer qui est engagé, de surcroît sur un sujet qui a à voir avec un choix de société. Ce n’est pas sans raisons que Macron a fait de la transformation de notre système de retraites “la mère des batailles”. Une large majorité de Français a compris cette évidence. Si la détermination des travailleurs en lutte est exemplaire, celle du pouvoir, du patronat, de l’UE et de leurs alliés ne l’est pas moins. Il s’agit d’un affrontement de classes de haut niveau, qui appelle une stratégie adaptée : mobilité, harcèlements, initiatives spectaculaires, grève illimitée de courte ou longue durée, manifestions de rues. Le “blitzkrieg” voulu par Macron et son premier ministre est pour l’heure un échec. C’est ce que tout le monde reconnaît.

C’est donc un conflit dont l’issue dépend de la capacité d’un des deux adversaires à tenir, en préservant un maximum de ses forces. Il faut donner du poids à la solidarité financière et politique, elle est décisive ! Pour gagner, il faut bien connaitre celui qu’on a en face de soit, autant qu’il faut se connaître soi-même. Il faut donc être lucide, capable d’anticiper, flexible à tous moments. Le but de la grève jusqu’à plus ample informé consiste à faire pression sur son patron là ou ça lui fait le plus mal, en d’autres termes au portefeuille. Il faut donc arriver à bloquer la production si l’on veut bloquer les profits! C’est élémentaire, mais c’est ainsi.

Réduire un mouvement d’ensemble à un affrontement entre une corporation et l’adversaire de classe peut se montrer périlleux car on prend le risque d’user ses forces très vite même si celles-ci sont courageuses au combat : par ailleurs encourager la délégation de pouvoirs n’est pas ce qui doit être recherché ; car ce qu’il faut viser c’est l’intervention consciente de chacun. Le bon moyen ne peut être les batailles en ordre dispersé avec des « leaders éclairés ». Ce sont des aspects dont il faut tenir compte. Pour être efficace il faut une stratégie, savoir où l’on va et comment. C’est aussi pourquoi il existe une confédération. Elle doit donc jouer son rôle en privilégiant l’unité, la cohésion, par la conviction et l’intérêt général, en faisant avancer tout le monde ensemble. Nul besoin d’une avant garde éclairée qui marche des kilomètres devant.

La diversité des actions qu’il faut faire converger de manière cohérente est une nécessité pour créer les conditions du mouvement d’ensemble vers la grève générale. Il faut pour cela une volonté politique de la part des dirigeants et un grand esprit d’initiative. Il faut savoir combiner les actions d’éclat, les mobilisations professionnelles et interprofessionnelles. Il est affligeant de voir des syndicats, y compris la CGT, réagir en condamnant des initiatives pacifiques comme celles vis-à-vis de la CFDT ou encore les coupures de courant des énergéticiens. Ce sont des actions légitimes. Après tout, c’est là le résultat d’une colère, d’une exaspération et nous devons toujours être du côté de ceux qui se battent.

Je pense qu’un grand nombre de travailleurs comprennent de mieux en mieux le besoin absolu d’élargir le mouvement. Il faut donc se féliciter de voir de nouvelles professions prendre leur place dans le combat  et sous des formats qui correspondent à leurs décisions et leurs capacités.  Cela dit, tous les dirigeants syndicaux ne sont pas mobilisés au niveau nécessaire, il y a de ce point de vue des inégalités. Il faut donc convaincre et s’expliquer pour faire reculer les hésitations ou les incompréhensions, les atermoiements et l’esprit timoré. Cette situation est souvent  la conséquence du décervelage, des stratégies erronées qui ont conduit souvent à un affaiblissement de la force organisée, de l’influence, des références et des principes. Il faut donc savoir en tirer les conséquences, changer ou modifier ce qui doit l’être. Pour employer un langage militaire il faut savoir sur combien de divisions l’on s’appuie et connaître surtout dans quel état elles se trouvent. Celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre.

téphane SIROT – Le gouvernement n’en a certes pas fini avec le rapport de forces. D’ailleurs, il est à noter que nous nous trouvons, plus largement, dans une phase historiquement inédite de contestation quasi-ininterrompue depuis la mobilisation contre la loi El Khomri à la fin du mandat Hollande, jusqu’au mandat de Macron qui, en dehors des pauses estivales, se trouve systématiquement confronté à des mouvements sociaux. Une telle ébullition sans véritable trêve est singulière. Après bientôt quatre décennies de libéralisme de plus en plus échevelé, une partie croissante du corps social est en état d’épuisement. C’est pourquoi le mouvement contre la retraite à points peut être envisagé comme un maillon supplémentaire dans une longue chaîne de critique sociale qui, à n’en pas douter, en connaîtra d’autres, au moins jusqu’à trouver une traduction dans le champ politique.

Si les grèves reconductibles et les manifestations de masse connaissent un certain reflux momentané, il est patent que la mobilisation se transforme pour s’inscrire dans une durée dont le pouvoir n’est pas en mesure d’envisager le terme. De ce point de vue, cela n’est pas sans rappeler le précédent des Gilets jaunes où, après le gros des occupations de ronds-points et des défilés, les démonstrations se sont poursuivies parfois sous d’autres formes pendant des mois. Quelque chose d’assez semblable pourrait se dessiner aujourd’hui. Ainsi, il est probable que se déploient des pratiques aux atours spectaculaires, brefs et très ponctuels (coupures de courant ciblées, micro-manifestations plus ou moins spontanées ou organisées, dépôt symbolique des instruments ou des vêtements de travail, etc.), parallèlement à des journées d’action plus soutenues et encadrées par les syndicats, au rythme du processus législatif, voire des déconvenues que ne manqueront pas de produire les échanges entre le gouvernement et les organisations de salariés, soit dans le sillage de la « conférence de financement », ou dans le cadre des « garanties » censées être proposées aux professions les plus défavorisées par la retraite à points, tels les enseignants.

Enfin, pour prolonger ce que nous avons relevé précédemment, si l’on considère en outre que le mouvement social du moment s’inscrit dans une contestation plus ample et de longue durée de l’ordre ultralibéral, une dynamique renouvelée ne peut que resurgir à court terme, d’autant que le rouleau compresseur gouvernemental se montre toujours autant déterminé à poursuivre son œuvre de destruction des protections collectives.

Benoit Foucambert. Indépendamment du résultat concret et à court terme de la lutte engagée, c’est-à-dire du retrait ou non de la contre-, l’épisode de luttes que nous traversons est historique. Historique par sa durée, par son enracinement et par son caractère multiforme alliant diverses modalités d’action. C’est une conflictualité reconnue et menée consciemment qui se développe partout, qui n’est pas proche de s’arrêter et qui a d’une part permis de gagner la bataille idéologique et d’autre part de faire avancer la question de la nécessité du blocage des profits. La nécessité de resserrer les liens et l’unité d’action entre différents secteurs ou « corporations » est en particulier au cœur des discussions pour préparer la poursuite et les suites de ce mouvement. Que Macron fasse voter sa loi ou pas n’est pas bien sûr pour rien mais le pouvoir est aujourd’hui profondément délégitimé et le mouvement contre lui n’est pas près de retomber.

Initiative Communiste – À partir du moment où le transport ferroviaire reprend, par la force des choses, le PRCF a lancé l’idée d’une manif-monstre à Paris, unissant les syndicats de lutte, les gilets jaunes, les militants politiques progressistes opposés à la retraite par points, avec si besoin, campement sur place, pour appeler d’une seule voix à prolonger, à généraliser et à durcir le mouvement, tout en relançant « en bas » la discussion sur l’alternative sociopolitique à l’euro-libéralisme fascisant. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Pierre Page – Il est positif et indispensable d’ouvrir en permanence des perspectives d’actions qui contribuent à élargir la mobilisation et maintenir la pression. Il est une bonne chose que des forces politiques prennent leur place dans la mobilisation. Ce n’est pas contradictoire avec le respect de l’indépendance syndicale. De plus nul n’ignore qu’un des obstacles sur lequel on bute c’est, dans l’état actuel des choses, l’absence de débouchés politiques. Grâce à  cette action de grande ampleur, je dirai qu’il existe des conditions plus favorables pour faire progresser les consciences ! Il faut agir en faveur d’un véritable projet de rupture avec le capitalisme mondialisé et cette marchandisation effrénée auquel il se livre. Là est la cause, par conséquent il ne suffit pas de traiter les conséquences, il  faut s’attaquer à la cause du mal. Sinon au mieux on retardera les échéances mais au final on nous resservira les plats sous d’autres formes au besoin. Il faut pour cela un programme clair et pas un ravalement de façade comme nous l’avons vu toutes ces années avec des gouvernements de droite et d’autres prétendument de gauche et cela suffit. On a déjà donné. Je pense qu’il faut mettre cette proposition en débat, il y a actuellement une grande disponibilité, saisissons-la pour passer à une autre étape du combat.

Benoit Foucambert. Cette perspective est clairement un débouché possible voire souhaitable pour la lutte actuelle. Pas au sens où cela constituerait un baroud d’honneur ou un chant du cygne mais pour permettre de se retrouver tous ensemble et en même temps afin de prolonger les magnifiques mobilisations locales et d’accentuer encore la pression sur le pouvoir. Un million de personnes à Paris un samedi après-midi constitueraient un signal très fort et une menace concrète pouvant servir de tremplin à la poursuite de l’action. Surtout si une partie significative des manifestants décide ensuite de camper sur place jusqu’à satisfaction. Après tout, nos médias bien-pensants, si admiratifs des « révolutions oranges », n’ont-ils pas fait l’éloge systématique de ce genre d’action quand cela se passait… ailleurs ?

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Alors bien sûr, plus on s’éloigne de Paris, plus cela peut poser des difficultés (coût, organisation…). Mais les enjeux actuels justifient une mobilisation de ce type, à condition bien sûr qu’on ne rejoue pas ce qui s’était passé en 2003 où un certain nombre de dirigeants syndicaux avaient minoré les chiffres des manifestants rassemblés à Paris. Cela doit appuyer au contraire un plan d’action combatif qui ne reproduise pas jusqu’à l’épuisement les journées d’actions espacées. Par ailleurs, il est important que militants politiques, syndicaux et associatifs du mouvement ouvrier se retrouvent malgré les différences pour le retrait du projet et pour construire une contre-attaque générale du camp populaire et progressiste.

Stéphane SIROT – D’une part, tout ce qui peut participer d’une dynamique de maintien d’un haut niveau de contestation sociale et politique et s’inscrit dans la logique de perpétuation de la mise en ébullition de la société est utile. D’autre part, une rencontre plus affirmée entre le champ politique et le champ social s’impose. Démonstration est faite que des mouvements sociaux sans articulation ou sans prolongement politique se heurtent finalement à un mur. Si, depuis 2016, le haut degré de contestation de la société n’est pas parvenu, après quasiment quatre ans d’existence, à parer significativement aux rudes coups portés par l’ordre dominant au monde du travail, la faiblesse, voire l’absence de relais politiques s’inscrit parmi les facteurs explicatifs de cette situation. Sans multiplier les exemples, regardons un peu deux grands moments de notre histoire : en 1936, l’ampleur des progrès obtenus par les salariés n’aurait pas été la même si les deux millions de grévistes et les occupations d’usines ne s’étaient pas déployés à la veille et dans la foulée de la victoire électorale des partis de Front populaire, avec en particulier un PCF renforcé ; en mai-juin 1968, le succès aurait été différent, de même que la phase de quinze ans de réduction des inégalités qui s’en est suivie, si aux huit à dix millions de grévistes ne s’était pas adjointe la menace, pour le pouvoir, d’un parti communiste à 20 % des voix !

Et pour ne prendre, là aussi, que deux contre-exemples récents, tant les Gilets jaunes en 2018-2019 que le mouvement opposé à la contre-réforme des retraites de cet hiver sont confrontés à la limite représentée par l’absence de telles perspectives. Il serait même possible de remonter au-delà : les échecs, ou les très maigres concessions, de 2003 (la fonction publique contre l’allongement de la durée de cotisation pour l’obtention d’une retraite), 2007 (les régimes spéciaux), 2009 (manifestations contre les effets de la crise), ou encore 2010 (contre le passage de 60 à 62 ans de l’âge légal de départ à la retraite), se déroulent dans un contexte politique dénué non seulement d’alternatives à très brève échéance, mais aussi, et peut-être surtout, de toute dynamique durable de changement de société. Dès lors, la seule perspective à horizon envisageable est celle d’une revanche électorale qui, en 2012 par exemple, prend le visage d’une social-démocratie qui, au fond, prépare la prise de relais par l’extrême-libéralisme macronien. Cela ajoute de nouveaux lendemains qui déchantent, au risque de créer une situation politique où se creuse le fossé entre la légalité des institutions et la légitimé populaire, un ingrédient qui nourrit au demeurant la montée en puissance d’un autoritarisme répressif aujourd’hui à l’œuvre.

Initiative Communiste – Une faiblesse du mouvement n’est-elle pas que tarde à surgir une alternative politique refusant à la fois les régressions sociales, l’UE du capital et la fascisation de l’appareil d’État ? Que penser, du point de vue des mobilisations, de la relance par certains de la perspective d’une union des gauches ménageant l’UE et réintroduisant le PS, favorable à la retraite à points, dans la problématique ? Y compris dans les syndicats, ne faut-il pas réarticuler la défense du système social à la reconquête, contre l’UE, de la souveraineté politique et économique du pays ?

Stéphane SIROT – Au regard de ce qui vient d’être souligné, une alternative politique solide est le chaînon manquant des mouvements sociaux du temps présent. L’éparpillement des forces de progrès est en outre dommageable. Cela étant, si des alliances se forment, si des rapprochements se produisent, leurs fondements se doivent d’être fermes, sans quoi aux déceptions d’ores et déjà accumulées pourrait s’ajouter un dangereux désespoir, tant il pourrait s’avérer propice à l’extension du domaine politique de l’extrême-droite ou à la pérennisation d’un face-à-face mortifère extrême-libéralisme/extrême-droite. Or, de ce point de vue, les ambiguïtés de la gauche par rapport à la construction européenne sont un handicap majeur pour construire cette alternative crédible et, surtout, moins susceptible de décevoir que les précédentes. Si le PS est largement exsangue et si une bonne partie de ses éléments les moins campés sur des logiques d’émancipation ont rejoint les Marcheurs de Macron, cette organisation n’en demeure pas moins social-démocrate et inscrite par cet engagement dans la perpétuation d’une Union européenne ultralibérale qui, au demeurant, appuie la transformation du système de retraites et l’allongement ininterrompu de la durée du travail, au nom de la logique du profit et de la « concurrence libre et non faussée » qui, tel un oxymore, ne fait en réalité qu’emprisonner et tromper le monde du travail.

À l’intérieur du champ syndical, la question de la vaste dépossession, tant de la souveraineté nationale que de l’appareil de production et de l’outil de travail qu’implique la construction européenne, mérite d’être davantage réfléchie et mise en débat. Cela dit, dans certains secteurs, les choses tendent à progresser. Ainsi dans l’énergie, l’un des laboratoires les plus aboutis de l’ouverture à la concurrence et de la libéralisation, le retour de la revendication de nationalisation n’est pas anodin. Reste à approfondir et à élargir la dynamique, ce qui n’est pas simple notamment pour un syndicalisme imbriqué dans une Confédération européenne des syndicats de plus en plus passée au crible de la critique, mais dont les pratiques n’ont jamais été changées de l’intérieur par les syndicats français qui ne viennent pas de la tradition social-démocrate, dominante dans ce rassemblement qui n’a jamais apporté le moindre progrès social aux travailleurs de notre pays.

Jean-Pierre Page – Comme je l’ai fait remarquer dans votre précédente , le mouvement revendicatif actuel fait face à un déficit de débouché politique. C’est vrai de celui-ci comme de ceux qui ont  précédé. C’est aussi pourquoi les organisations syndicales  qui se revendiquent d’un point de vue de classe, ce qui est le cas de la CGT, ne peuvent se désengager de leurs responsabilités en ce domaine. Il y a urgence à exprimer un point de vue politique parce que c’est là-dessus que bute le mouvement. J’ajoute que pour  les syndicats, ce serait un bon moyen de réaffirmer leur indépendance.

Il est clair que nous payons le prix de 25 ans de dépolitisation du plus grand syndicat français qui a fait le choix au nom d’une conception erronée de l’indépendance de prendre ses distances avec ce que l’on appelle “la double besogne”, en entretenant une confusion entre fonction revendicative et la fonction politique. C’est un handicap qui est aggravé par l’état de déliquescence dans lequel se trouvent les partis politiques qui se revendiquent du mouvement ouvrier et des idées de progrès.

Par exemple, alors que la nature même de l’Union européenne consiste précisément à déposséder chaque peuple du droit de décider de son avenir, et notamment à empêcher toute avancée sociale ou démocratique on voit ainsi un  texte récent de la CGT qui formule un étrange vœu pieux : « l’Europe doit être identifiée comme protectrice et pas comme une menace pour les travailleurs ». Du coup, une cohérence apparaît entre, d’un côté, se ranger du côté de l’idéologie mondialiste du capital et de l’autre faire choix du combat inlassable en faveur de la souveraineté nationale. Le néolibéralisme c’est partout moins d’État, c’est l’intégration pour permettre le nivellement par le bas, c’est l’assujettissement et la vassalisation au plus fort. Quand la nouvelle présidente de la Commission de Bruxelles, la très réactionnaire Mme Ursula Von der Leyen parle de relancer le chantier du salaire minimum européen avec l’accord des partenaires sociaux dont la CES, il y a de quoi être inquiet. Surtout quand elle ajoute qu’il ne s’agit pas d’un SMIC commun mais d’un salaire minimum permettant aux travailleurs de subvenir à leurs besoins…

Comme l’on dit « chassez le naturel, il revient au galop ! ». On voit ainsi se reconstituer des alliances de circonstance qui ne tirent aucune leçon de ce que nous vivons aujourd’hui dans le pays. C’est à croire parfois, que certains vivent dans une sorte de bulle ou qu’ils établissent des cloisons étanches entre ce qu’ils vivent et ce que connait la grande masse des travailleurs.  Ainsi, qu’il s’agisse des positions réelles quant aux causes véritables de la politique économique et sociale, de l’international, de l’Europe, comme sur de biens autres sujets, c’est maintenant « embrassons-nous folle ville » ! Pourtant la situation offre bien des points d’appui pour dégager un programme politique qui soit en rupture avec les orientations les plus néfastes du néolibéralisme mise en œuvre en Europe ou en France avec Macron et sa révolution conservatrice.

Benoit Foucambert. C’est en effet une question centrale. Pèse sur le mouvement en cours l’absence de perspectives politiques à gauche ainsi que, il faut le dire, la faiblesse d’un certain nombre d’analyses : ce n’est pas tant Macron qui est en jeu, même si l’exigence de sa démission est de plus en plus présente dans les cortèges et cristallise la colère, qu’un système économique et des forces sociales dominantes qui écrasent les peuples et des travailleurs et qui pour cela engagent la destruction des souverainetés populaires et un processus autoritaire que l’on peut caractériser de fascisant. Ces forces tiennent bien sûr le pouvoir au niveau national mais elles pilotent aussi l’UE qui fixe les priorités stratégiques et les politiques à mener dans les différents pays. C’était le cas en 2016 avec les lois-travail, c’est bien sûr encore le cas avec les retraites par points déclinées pays par pays suivant les « recommandations » de Bruxelles.

Les luttes en cours et à venir doivent bien sûr identifier clairement l’adversaire : le gouvernement, le MEDEF, l’UE et le système capitaliste qui est le soubassement de la lutte des classes en cours.

Autrement dit, au cœur des batailles populaires se situent non seulement la résistance aux mauvais coups (et quels mauvais coups!) mais aussi la nécessité d’un pouvoir populaire recouvrant la souveraineté du pays contre l’UE, contre le MEDEF afin aussi d’engager enfin des coopérations mutuellement avantageuses avec les autres peuples. C’est-à-dire une perspective à construire urgemment d’une gauche populaire débarrassée des lubies sur une impossible Europe sociale et brandissant haut et fort l’étendard de la souveraineté populaire et des alliances entre peuples souverains débarrassés des féodalités financières. C’est ce que proposait centralement le programme du CNR qui proposait de mettre « le monde du travail au centre de la vie nationale ».

Cela pose aussi au passage au niveau syndical la question de l’appartenance des confédérations françaises à la Confédération européenne des syndicats qui n’est que l’organe faussement syndical de l’UE capitaliste.

Initiative Communiste – Comment surmonter le « chacun pour soi successivement » (les cheminots luttent jusqu’à épuisement avant que ne commence le blocage des ports, par ex.) ? Que faire en particulier pour que le secteur des transports, maritimes, aériens, routiers, par rail, qui est stratégique en France, cesse le travail « en même temps » au lieu de tirer à hue et à dia ?  

Jean-Pierre Page – Le corporatisme et tout ce qui l’encourage doivent être écartés au risque de se retrouver dans la situation que vous évoquez. Cela s’aggrave plus encore quand l’on revendique de jouer un rôle qui ne vous revient pas, ou quand l’on  souhaite voir chacun se placer dans l’obligation de soutenir une action dont il n’est pas maître.  Dans une lutte de cette ampleur dont la diversité et le rassemblement sont les points forts, il faut  tenir compte de ce que chacun peut apporter volontairement, être ouvert et disponible.

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Ensuite il n’y a pas de modèles, de prêt-à-porter, de modes d’action universels. Ce qui compte c’est le contenu des objectifs que l’on décide collectivement et la volonté politique de les mener à bien.

Enfin, nous sommes dans une situation inédite qui n’est pas sans déranger certaines visions anciennes. Il est clair que le pouvoir s’arc-boute aux exigences de Bruxelles et plus généralement à celles du Capital. Il entend aller jusqu’au bout, y compris en recourant à l’utilisation des pires moyens. C’est ce qu’il a déjà fait avec une violence inouïe par l’utilisation d’une répression policière aveugle. Il a les moyens d’aller plus loin encore. Ce qui se passe dans des pays comme le Chili, la Bolivie, l’Equateur pour ne prendre que ces pays d’Amérique Latine, montre qu’un pouvoir acculé par l’opposition majoritaire du peuple, et du fait même de sa nature peut faire le choix d’une véritable fascisation. Ce risque existe et l’usage des armes  deviendrait alors à ses yeux une nécessité pour faire peur au mouvement populaire, le faire taire. Ils sont déjà dans une logique de criminalisation de l’action syndicale… D’une certaine manière c’est sans précédent. Il ne faut se faire aucune illusion à ce sujet. Évidemment il faut en tenir compte, ne pas se placer sur la défensive et ne pas attendre d’être devant le fait accompli.

Stéphane SIROT – Cela renvoie à des questions de choix stratégiques, d’articulation entre les différents champs fédéraux des confédérations, ainsi qu’à la capacité d’orchestration par ce dernier échelon des potentiels de mobilisation. A ce propos, j’avais diagnostiqué en 2018, au moment du « printemps social » qui avait vu cohabiter ou se succéder les mouvements des gardiens de prison, des EHPAD, des fonctionnaires, ou encore des cheminots, sans jamais parvenir à générer cette « convergence des luttes » alors évoquée à l’envi, les effets d’un repli sectoriel notamment dû à la dévitalisation de l’échelon confédéral à force d’institutionnalisation, d’échecs et de déficits d’analyse susceptibles de mettre en évidence le trait d’union entre toutes ces mobilisations.

Pour sa part, la lutte du moment sur les retraites présente des facteurs favorables à une mise en action à la fois plus large et plus coordonnée, à commencer par l’universalité des mesures proposées. Cela n’a certes pas suffit à aligner la chronologie des mises en mouvement, même si différentes professions se sont retrouvées ensemble, au moins lors des grandes journées de grève et de manifestations, autour d’une revendication commune.

Il me semble que la difficulté du mouvement social a particulièrement été son incapacité à déborder du périmètre d’influence traditionnel des organisations mobilisées : cheminots, agents de la RATP, fonctionnaires – nationaux ou territoriaux -, salariés des services publics, c’est-à-dire le très gros des troupes de la CGT, mais aussi de la FSU, ou encore de FO. Cela renvoie au décalage sociologique croissant entre les adhérents des syndicats et le monde du travail. Si le secteur privé s’est peu ou pas mobilisé, cela me semble largement tenir à cette donnée, qui a pour conséquence la faiblesse, voire l’absence de travail militant du corps social de ces espaces de production. Le fait qu’il serait moins facile ou plus risqué de partir en grève reconductible dans le secteur privé, souvent évoqué, me paraît ressembler à une explication déterministe très partiellement convaincante. De surcroît, un salariat de plus en plus tertiarisé et qualifié, dont la dernière génération n’a de surcroît rien connu d’autre que la société social-libérale, ne se lance pas dans un conflit de la même manière que les rares professions qui disposent encore d’une forte identité collective ou, auparavant, le monde ouvrier réuni dans les usines. Le travail d’explication, de conviction, de terrain, est ici plus particulièrement indispensable qu’ailleurs, tellement l’individualisation de la condition salariale s’y est massivement imposée. Mais par définition, il ne peut pas s’exercer si le terrain est en situation de déshérence syndicale.

Benoit Foucambert. En tant que militant de la FSU, je peux difficilement répondre à cette question qui concerne avant tout la CGT et les fédérations concernées.

D’un côté, les cheminots en particulier mènent une lutte extraordinaire, ils font preuve d’une combativité qui fait d’eux de véritables héros modernes de la classe ouvrière. Ils ne sont pas bien entendu les seuls et actuellement les travailleurs des ports et les raffineurs organisent eux aussi une lutte exemplaire. Je me permets aussi de citer les enseignants qui avec leurs caractéristiques sociologiques et syndicales, sont eux-aussi très engagés dans la bagarre.

De l’autre, il paraît évident que la coordination nécessaire entre les secteurs pour mener et gagner une lutte de cette ampleur a eu du retard face à un adversaire aussi déterminé et lui-aussi dos au mur tant son système est en train d’imploser sous le poids de ses propres contradictions.

Mais c’est aussi une leçon de la lutte en cours, celle que nous devons nous préparer à relever le gant de la guerre sociale que nous impose le pouvoir et que cela suppose une coordination et une pensée tactique que nous avons eut-être perdu l’habitude d’avoir. Bien entendu, les secteurs à fort pouvoir bloquant que vous citez devraient pouvoir agir en concertation suivant un plan d’ensemble. C’est une clé majeure. Mais on ne peut pas non plus faire l’impasse sur les difficultés du mouvement gréviste dans de nombreuses entreprises du privé. Pour des raisons de précarité généralisée, de criminalisation de l’action syndicale bien sûr mais aussi parce que dans les PME notamment, le contexte de crise et de chantage à la survie de l’entreprise débouchent parfois sur la volonté de ne pas mettre en danger l’entreprise dans laquelle on travaille par des grèves répétées.

C’est finalement la question de la « double besogne » qui se pose toujours : le syndicalisme doit marcher sur ses deux pieds que sont d’une part la défense au quotidien des travailleurs et de l’autre la mise en avant des intérêts communs de la classe travailleuse qui pour être victorieuse doit poser la question de changement de pouvoir et de société. Car historiquement, la classe dominante n’a jamais lâché la moindre avancée sociale sans avoir peur de perdre le pouvoir d’État : pensons à 1936, 1945 ou 1968. Ce qui suppose un travail constant entre fédérations syndicales et donc un travail confédéral efficace, unitaire et rassembleur.

Initiative Communiste – Dans le cadre des AG inter-pros, des rapprochements intersyndicaux pour et par l’action (tout autre chose que le « syndicalisme rassemblé » sur du flou revendicatif) ont pris corps ; comment les entretenir pour que, à la prochaine lutte, tout ne soit pas à refaire?

Jean-Pierre Page – Je ne pense pas, quelle que soit l’issue du conflit, qu’il y aura à “refaire”. Le mouvement populaire sait accumuler les expériences et en tirer toutes les leçons qui lui seront utiles pour poursuivre son action. Car la lutte devra se poursuivre, c’est un fait que nul ne peut ignorer.

Je pense que sous toutes les formes possibles des leçons doivent être tirées. Le mouvement des Gilets jaunes ne s’est pas éteint, il perdure dans un contexte différent.  Lui aussi a gagné en maturité. Tout le monde est en devoir d’apprendre avec modestie. Hier cette alliance Gilets jaunes et Gilets rouges a tenu bon, on la retrouve aujourd’hui dans ce grand mouvement pour la justice sociale et pour faire progresser l’idée que la seule issue possible c’est de rompre les amarres avec le capitalisme,  voir enfin la classe ouvrière prendre ses affaires en mains depuis le lieu de travail jusqu’au sommet de l’État. On me dira il faut pour cela  une “révolution”. Je considère que le seul fait de se poser la question est déjà un énorme progrès, car oui en effet il faut une “révolution”; pour cela nous avons besoin d’un programme, d’une stratégie; d’une volonté et d’une action concrètes. C’est dès à présent, ce qui est à l’ordre du jour !

Benoit Foucambert.  C’est une des raisons qui incitent à l’optimisme. La lutte en cours forge des militants, forge des solidarités et permet que se tissent des liens durables. D’ores et déjà, les camarades qui luttent côte-à-côte savent et se disent que les rapprochements et les actions en commun ne devront pas s’arrêter. Souvenons-nous aussi que, à leur niveau, les Gilets jaunes ont retissé une multitude de liens humains et militants qui pèseront à long terme. Cela se traduit aussi par le développement dans certains départements comme le mien, de rapprochement entre CGT et FSU qui mettent en avant la nécessité de travailler davantage ensemble et de manière continue. C’est bien par l’unité des travailleurs que ceux-ci constitueront une force invincible et cette idée en prise avec les luttes concrètes s’affirme chaque jour davantage, c’est la voie de l’avenir.

Stéphane SIROT – Comme je l’ai souligné, il me semble que l’ébullition sociale à l’œuvre de manière quasi-continue depuis quatre ans n’est pas près de retomber. Il est à cet égard remarquable, d’ailleurs, de constater que les échecs qui ont émaillé cette période n’ont pas brisé la chaîne de luttes à l’œuvre. D’autre part, la pratique des grèves reconductibles, avec leurs assemblées générales quotidiennes, ainsi que les manifestations sortant du strict cadre des journées d’action officielles expriment une résurgence du terrain, de la base, dans une filiation possible à établir avec la demande d’horizontalité certes assez désordonnée ressortie du mouvement des Gilets jaunes. La désobéissance aux injonctions contre-réformistes à la reprise du travail ou à la trêve des confiseurs prend en outre ses racines dans cette tendance en train de devenir lourde. À la RATP, par exemple, des associations à contours syndicaux, comme « Rassemblement syndical » dans les bus ou « La Base » dans le métro, si elles restent marginales, ont toutefois commencé à prospérer en paraissant offrir un débouché à cette demande d’horizontalité. Et c’est volontiers sur les lignes où leur influence est la plus marquée que la détermination s’est volontiers révélée la plus puissante. Il ne s’agit pas là d’en appeler à la démultiplication de ce type d’initiatives dans un paysage militant déjà exceptionnellement morcelé, mais d’enjoindre plus que jamais les organisations traditionnelles à se saisir de cette situation, à la faire fructifier et à l’orienter, pour que justement, tout ne soit pas à refaire.


[1]                                             Voir le Document d’orientation du 51ème congrès confédéral, p. 33.

[2]                                             Ibid., p. 28.

[3]                                             L’ensemble de ces citations provient de : Ibid., p. 7.

[4]                                             Le Peuple, « Spécial 52e congrès », hors-série n° 1, janvier 2019, p. 48.

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