« De plus en plus de militaires évoquent un passage à l’état de siège en cas de nouveaux actes terroristes »

par Olivier Petitjean

Quel est le lien entre la multiplication des interventions militaires françaises à l’étranger, la priorité donnée au Rafale et aux exportations d’armes, et l’instauration de l’état d’urgence en France ? Dans son livre récent Le Militaire. Une histoire française (éd. Amsterdam), l’économiste Claude Serfati montre à quel point l’armée et les industries militaires sont « chez elles » dans les institutions et l’économie politique de la Vème République. Une tendance qui n’a fait que s’aggraver ces dernières années, sans que le poids politique et économique exorbitant du militaire en France soit vraiment contesté ni même débattu, y compris à gauche. La campagne électorale actuelle ne fait pas exception. Entretien.

Basta ! : Vous montrez, dans votre livre, la place centrale de l’institution militaire en France, dont vous dites qu’elle est « sans équivalent dans aucune autre démocratie » et qu’elle « n’a cessé de se renforcer au cours des dernières décennies ». Comment se traduit concrètement ce poids de l’armée dans la vie politique et économique du pays ?

Claude Serfati [1] : Il se traduit d’abord sur le plan strictement constitutionnel, à travers l’ensemble des pouvoirs militaires et sécuritaires attribués au chef de l’État par la Vème République. Les chercheurs qui procèdent à des comparaisons internationales s’accordent sur le fait que le président de la République en France est le chef d’État le moins contrôlé de toutes les démocraties, notamment en ce qui concerne le pouvoir de faire la guerre. Le poids du militaire s’observe également dans la politique extérieure et ses priorités. Les interventions militaires de la France à l’extérieur de ses frontières, principalement en Afrique, sont devenues si nombreuses qu’il devient difficile de les compter. Il y en aurait eu 25 pour la seule année 2015. Avec l’instauration de l’état d’urgence, l’armée a également repris une place importante dans les questions de sécurité intérieure.

Cet enracinement de l’institution militaire en France, particulièrement depuis 1958, s’observe aussi sur le plan économique. La Vème République s’est construite sur deux crédos formulés par de Gaulle, qui restent aujourd’hui encore indiscutés. Le premier est l’impératif de développer la « compétitivité » de l’économie française, énoncé explicitement par de Gaulle en 1958 et qui reste un leitmotiv aujourd’hui, comme on sait. Le second est que cette compétitivité passe par une série de grands programmes technologiques, militaires ou à valeur stratégique – les télécoms, le spatial et le nucléaire civil par exemple. Ces deux crédos imprègnent encore tous les pores de l’économie française. Je montre par exemple dans mon livre que si le poids des dépenses militaires dans le PIB semble relativement limité, à un peu moins de 2%, la place des groupes de l’armement dans les dépenses technologiques dépasse les 20%, ce qui est très important.

Cette influence du militaire à la fois sur la sphère politique et sur la sphère économique – ce que vous appelez « l’économie politique de la Vème République » – est-elle une spécificité française ?

La France est un pays où l’armée a toujours été au cœur de l’État, ce qui n’est pas exceptionnel. A ce degré c’est tout de même assez rare. C’est aussi un pays dans lequel l’État a pénétré l’ensemble des relations sociales, économiques et culturelles depuis des siècles. La conjugaison de ces deux traits fait la singularité du capitalisme français et explique la polyvalence de l’influence du militaire dans notre pays. Il est clair qu’au début des années 60, à un moment où de Gaulle en était encore à régler ses comptes avec la fraction colonialiste de l’armée et dans une période d’euphorie économique, c’était l’aspect économique de cette influence qui prédominait. Les militaires restaient relativement discrets. Ils n’étaient pas comme aujourd’hui à entourer le président dans un contexte de crise des institutions, de délitement industriel et de tensions sociales.

Aujourd’hui, le rôle économique du militaire perdure, du fait de la force d’inertie de ces cinq dernières décennies et du consensus politique sur la question. Une série de facteurs – les « printemps arabes » et l’implosion des régimes au sein de régions d’influence de la France, le retrait relatif de l’administration Obama, le déclin économique de la France par rapport à l’Allemagne… – ont contribué à redonner à l’armée un poids politique significatif. Entendre le chef d’état-major de François Hollande revendiquer publiquement il y a six mois une hausse des dépenses militaires dans le budget de l’État, c’est quelque chose de nouveau. On a le sentiment que l’armée est plus que jamais chez elle dans la Vème République. C’est ce que voulait de Gaulle, mais sous l’autorité du chef de l’État et dans le cadre d’une économie flamboyante. Or ces deux facteurs sont justement en train de s’éroder.

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Nous sommes aussi actuellement dans une période où les versants économiques et politiques du militaire retissent des liens très étroits, ce qui n’a pas toujours été le cas au cours des dernières décennies. Dans les années 1990, on voyait les états-majors critiquer les industriels de l’armement. Aujourd’hui, au contraire, il y a une convergence profonde d’intérêts entre les interventions armées en Afrique, qui permettent de tester sur le terrain les équipements produits par les firmes françaises, et les exportations d’armes à destination du Moyen-Orient et d’ailleurs. Les patrons des entreprises d’armement comme Serge Dassault admettent explicitement que les interventions militaires françaises leur donnent un « avantage compétitif ». Hollande lui a donné raison en s’écriant lors d’une visite dans une usine Dassault en 2015 : « Vive le Rafale, vive la République, vive la France ! »

Cette convergence entre intérêts politiques et économiques ne se retrouve-t-elle pas dans la vision française de l’Europe ? On a l’impression que la France voit surtout l’Union européenne comme un moyen de financer son industrie d’armement, et se voit jouer en son sein la fonction du militaire…

C’est effectivement le projet politique que les dirigeants français ont pour l’Europe depuis de Gaulle. Le « rôle majeur » que celui-ci voulait faire jouer à la France est de moins en moins crédible sur le plan économique, ce qui pousse les gouvernements français à vouloir aller toujours plus loin en ce qui concerne son rôle militaire et sécuritaire. Ils ont obtenu quelques avancées à partir des années 1990, telles que le financement communautaire destiné à la recherche-développement, dont une partie de plus en plus importante – sous le nom de technologies « duales » (à la fois civiles et militaires) dans l’aéronautique par exemple – profite aux industriels de l’armement. Mais cela ne va pas pour l’instant aussi loin qu’ils le souhaiteraient. D’une part, les gouvernements des autres pays européens qui disposent d’une industrie d’armement conséquente n’acceptent pas facilement que l’industrie française s’accapare trop de marchés. D’autre part, l’Union européenne n’est pas prête à marcher au pas cadencé de la France sur la politique de défense et de sécurité commune.

Le contexte des attentats ne risque-t-il pas de changer la donne ? La sécurité et la surveillance, que les industriels de l’armement considèrent comme des « relais de croissance », sont-ils en train de revenir à l’ordre du jour en Europe ?

Le processus est en route depuis 2003. Après le 11 septembre, la « politique européenne de sécurité et de défense » élaborée par Javier Solana a imposé le concept de la « sécurité », permettant des interventions répressives aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. C’était le même projet politique que celui du président Bush, le multilatéralisme en plus. Les programmes sur la sécurité mis en place par l’Union européenne ont profité très largement aux aéronauticiens et aux électroniciens français, et c’est effectivement la France qui pousse le plus en ce sens, aujourd’hui encore. Sur le plan politique, les dirigeants français considèrent que le chaos actuel au sein du « voisinage » de l’Europe (Afrique et Moyen-Orient), qui se traduit dans le traitement inhumain que l’UE inflige aux réfugiés, imposera aux autres gouvernements un principe de réalité, qui accentuerait les tendances sécuritaires et redonnerait du poids à la France. Il y a un jeu subtil qui est mené vis-à-vis de l’Allemagne et des pays nordiques. Eux aussi sont attachés à la sécurité, mais il est différent – et plus pacifique pour les pays nordiques – de l’ordre sécuritaire tel qu’il est conçu en France.

Vous consacrez un chapitre à déconstruire les discours officiels sur les ventes d’armes, présentées comme bonnes pour la France et pour l’emploi. La focalisation française sur les industries d’armement nuit-elle au contraire au reste de l’économie, en particulier aux autres branches de l’industrie ?

À travers mes recherches, j’essaie de montrer depuis assez longtemps que les industries d’armement ont très peu d’effets d’entraînement pour les autres secteurs industriels. On a beaucoup glosé dans les années 1970 sur les transferts de technologies militaires vers le civil aux États-Unis, mais c’est bien plus compliqué et limité que cela, et très spécifique aux États-Unis. De plus, en France, beaucoup de cadres dirigeants d’entreprises formés dans les grandes écoles (comme Polytechnique) n’ont pas une véritable culture entrepreneuriale. La consanguinité entre l’État et les grandes entreprises – particulièrement forte dans le secteur de l’armement – n’incite guère à sortir des marchés lucratifs et protégés de la défense pour développer des applications civiles. Pour des raisons multiples, le secteur de l’aéronautique constitue la seule exception, d’ailleurs partielle.

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L’histoire donne plutôt raison à la thèse selon laquelle les industries d’armement exercent une sorte de prédation sur les ressources productives et le personnel qualifié. En France, plus l’industrie de l’armement est privilégiée, plus d’autres secteurs industriels essentiels s’effondrent. Les grands programmes technologiques publics continuent de profiter largement aux industriels de l’armement. L’Observatoire économique de la défense vient d’annoncer que l’industrie militaire a bénéficié d’un crédit d’impôt recherche de plus d’un milliard d’euros en 2015. C’est une somme qui n’est allé à destination des PME civiles – je ne parle même pas d’objectifs sociaux. Et ce n’est qu’un chiffre parmi d’autres.

Certes, le déclin relatif du secteur automobile français ne peut pas directement être imputé à l’industrie d’armement, car il a été lui aussi largement soutenu par l’État. En revanche, la priorité accordée par la France aux industries militaires a clairement aggravé le retard français dans l’industrie de la machine-outil. Or celle-ci, surtout quand elle est robotisée, est une industrie décisive pour l’industrie automobile, mais également pour tous les secteurs de production de biens. L’industrie électronique est un exemple d’industrie dans laquelle les priorités accordées aux produits et aux systèmes militaires ont été une des causes de la dégradation considérable des marchés civils (comme l’électronique grand public, informatique, etc.). Je rappelle aussi que l’armée de terre revendique la place de premier recruteur de contrats longs en France. C’est un constat accablant pour l’avenir de la jeunesse.

Pourquoi ce poids massif de l’armée et du militaire dans l’économie et la vie politique françaises est-il si peu débattu, et si peu contesté ?

C’est particulièrement frappant si l’on compare la France et la Grande-Bretagne. Ce sont deux pays de vieille tradition impérialiste et militariste, qui se sont retrouvés encore une fois côte à côte en Libye puis en Syrie. Or le débat public sur les questions de guerres et de ventes d’armes en Grande-Bretagne est aux antipodes de ce qu’il est en France. Le rapport Chilcot sur la guerre en Irak, un rapport parlementaire officiel, a été bien au-delà de la simple dénonciation du rôle de Tony Blair.

On n’imagine pas aujourd’hui encore, plus de vingt ans après le génocide, la mise en place d’une commission d’enquête sérieuse sur le rôle de la France au Rwanda. Très récemment, la commission des affaires étrangères du Parlement anglais a proposé d’arrêter les ventes d’armes britanniques à l’Arabie saoudite en raison de ses crimes de guerre au Yémen. En France, tout le monde ou presque se félicite de nos ventes d’armes à cette monarchie pétrolière.

Il faut donc insister : en France, ce débat n’a pas lieu, et cela ne date pas d’aujourd’hui, pour un ensemble de raisons politiques, économiques, et culturelles. Le mouvement antimilitariste a malheureusement perdu de sa vigueur en France par rapport à d’autres pays. Il y a sur le sujet un consensus droite-gauche qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Nous avons donc une difficulté à lever le couvercle du militarisme. Et bien entendu il y a l’influence des industriels de l’armement, mais aussi les hésitations des organisations de salariés, pour lesquelles les programmes d’armement assurent – de moins en moins d’ailleurs – un maintien de l’emploi, surtout dans les territoires qui en dépendent de façon critique.

Vous suggérez que l’armée a gagné en influence, déjà sous Sarkozy mais encore davantage durant le quinquennat de François Hollande, avec les interventions militaires à l’étranger, l’accent mis sur les ventes d’armes, et maintenant la proclamation de l’état d’urgence. Sommes-nous en train de revenir aux sources militaires de la Vème République ?

Cette influence croissante est liée au contexte géopolitique et économique mondial, avec la crise financière et ses suites, les révolutions arabes, le retrait relatif des États-Unis, les rapports avec l’Allemagne – ce que j’appelle le « moment 2008 ». L’utilisation du militaire devient en quelque sorte un des derniers avantages compétitifs de la France. Mais cela représente aussi, effectivement, une sorte de parachèvement de la Vème République, ou du moins un retour en force de certains aspects de sa constitution qui étaient restés latents.

La Vème République, c’est un régime bonapartiste, né d’un coup d’État. Sa constitution est pleine de potentialités antidémocratiques très graves : l’article 16 sur les pouvoirs exceptionnels du président, l’état d’urgence, l’état de siège. C’est une combinaison explosive. L’utilisation des armées à l’extérieur – même si elle semble indolore pour la population française – s’est toujours accompagnée d’union nationale à l’intérieur et de mesures coercitives contre ceux qui ne s’y plieraient pas. Cette corrélation entre guerre à l’extérieur et état d’exception à l’intérieur a toujours existé, sous des formes plus ou moins paroxystiques et violentes.

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Ceci dit, le corsetage des libertés que rend possible la constitution dépend aussi des rapports sociaux. Des manifestations de rue massives ont eu lieu en 2016 malgré l’état d’urgence. Le rapport de forces actuel entre ceux qui veulent défendre les libertés et ceux qui veulent les réduire fait que l’état d’urgence n’est pas poussé jusqu’au bout. Parallèlement, cependant, on voit de plus en plus de militaires délaisser la posture traditionnelle de la « grande muette » pour faire entendre leur voix, dans la rue, au sein des manifestations de Sens commun, mais également dans les médias, où on les entend évoquer ouvertement un passage de la France sous l’état de siège en cas de nouveaux actes terroristes.

Iriez-vous jusqu’à dire que nous ne sommes pas à l’abri d’un putsch militaire en France, par exemple à la faveur d’un attentat ?

Comme je viens de le dire, les rapports de force sociaux sont essentiels : la loi El Khomri a été combattue dans la rue malgré l’état d’urgence. Ceci dit, il faut bien avoir à l’esprit que nous avons toujours une épée de Damoclès au-dessus de nous et que nous ne sommes pas à l’abri d’un événement qui créerait les conditions pour des mesures encore plus autoritaires. Je ne suis pas préoccupé par la menace d’un coup d’État à la latino-américaine. Je crains par contre qu’à la suite d’un acte terroriste, la Vème République et ses mesures d’exception soient utilisées « à fond », pour ainsi dire, par le gouvernement en place. La constitution permet l’adoption de mesures réellement dictatoriales « en douceur », qui s’exerceraient sans doute de manière discriminante, en ciblant d’abord les minorités visibles ou certaines catégories de population comme les « jeunes des quartiers ».

L’armée est déjà chez elle dans la Vème République, tout comme la police. Mais elles pourraient le devenir encore plus. En même temps, heureusement, il y a des réactions d’hostilité et de résistance à ces évolutions non seulement dans la société civile, mais aussi dans l’appareil d’État, notamment au niveau du pouvoir judiciaire. Je suis rassuré par le fait que malgré les attentats, les Français restent davantage préoccupés dans cette campagne électorale par l’économie et l’emploi que par la sécurité. Nous avons encore des ressources démocratiques.

Parlons justement des élections. Comment ce pouvoir militaire que vous décrivez réagirait-il si le Front national continue de monter en puissance lors des prochaines élections ?

Je ne vois pas d’incompatibilité entre le Front national et l’état-major des armées. J’attends une preuve du contraire.

Qu’en est-il des autres candidats ?

Le fait qu’Emmanuel Macron ait cherché et obtenu le soutien de Jean-Yves Le Drian le situe dans le droit fil de la politique actuelle. Au final, aucun des quatre principaux candidats à l’élection présidentielle n’a remis en cause la place de l’industrie de l’armement en France. Jean-Luc Mélenchon remet néanmoins en cause la politique militaire de la France sur certains points, comme la sortie de l’Otan et l’arrêt des interventions militaires. Sur les autres aspects, il semble faire preuve d’une grande prudence. Certains qui soutiennent sa candidature regrettent par exemple l’absence d’initiative de sa part sur la dénucléarisation de la France, alors que des personnalités comme Paul Quilès ont pris des positions très volontaires sur ce sujet.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

 Photo : © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons

Notes

[1Claude Serfati est économiste, spécialiste de l’industrie et de l’innovation. Chercheur associé à l’Institut de Recherche économique et sociale et maître de conférence à l’Université Versailles-Saint-Quentin, il a notamment publié L’Industrie française de défense (2014) et La Mondialisation armée (2001).