L’extradition annoncée des exilés italiens : revanchisme d’État et persistance du déni

L’arrestation, mercredi 28 avril, de sept exilé·es politiques italiens, deux autres étant en fuite à l’heure où sont écrites ces lignes, ne peut que susciter des sentiments d’écœurement et de révolte. Profitant de l’anesthésie créée par les récents attentats terroristes, le gouvernement français et le président de la République ont pris la responsabilité de rompre avec la parole donnée par François Mitterrand en 1985. C’est cette parole qui a permis à toutes ces personnes de vivre paisiblement, au grand jour, en France pendant trois ou quatre décennies, d’y travailler en toute légalité, de devenir père, mère, grand-père, grand-mère. Cet acte inique s’inscrit fort logiquement dans la longue série de décisions liberticides, de faits de répression et de brutalités qui ont émaillé le quinquennat d’Emmanuel Macron, à partir, il est vrai, d’un terrain soigneusement préparé par ses prédécesseurs.

À l’heure de l’hystérie médiatique et sécuritaire, essayons de rappeler brièvement quelques faits. À partir de la fin des années 1970, plusieurs centaines d’Italiennes et d’Italiens, recherchés par la justice de leur pays, fuient vers la France, où certain·es d’entre elleux s’installent. L’Italie connaît alors la fin d’une décennie de luttes et d’affrontements politiques et sociaux de très grande ampleur, qui prennent souvent une tournure violente. Le point de départ de cette escalade se trouve incontestablement dans l’attentat néofasciste de la Piazza Fontana en décembre 1969, auquel fera écho celui de la gare de Bologne en août 1980, également le fruit de l’extrême droite et de ses ramifications dans l’appareil d’État. Entre ces deux années, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, plus des deux tiers des « violences » (rixes, guérillas, destruction de biens) commises en Italie sont imputables à l’extrême droite, 26,5 % à l’extrême gauche et 6 % à d’autres[1]. De même, à la fin des années 1980, sur les 380 morts de violence politique, un tiers environ est imputable à l’extrême gauche. Pourtant, c’est contre celle-ci que la répression de l’État italien se dirigera de façon quasi exclusive. Rien d’étonnant à cela : il est avéré que les groupes terroristes d’extrême droite ont bénéficié de complicités dans les services secrets et au plus haut niveau de l’État, du patronat et de la classe politique. Il a fallu attendre les années 1980 et 1990, pour que soient dévoilés, de façon très partielle, des éléments essentiels de cette « stratégie de la tension », avec la révélation des agissements de la loge P2 et du réseau Gladio. Pour ces forces, logées au cœur de l’État, des appareils de répression, des élites économiques et, pour la seconde, en lien étroit avec les services étatsuniens et l’OTAN, il s’agissait en effet de légitimer la répression de la conflictualité sociale et d’empêcher à tout prix qu’elle trouve une issue politique ne serait-ce que progressiste.

À partir du milieu des années 1970, un arsenal législatif d’exception se met en place pour venir à bout de la violence armée. Il sera, là encore, dirigé principalement contre l’extrême gauche. La loi Reale de 1975, les décrets-lois de 1978, 1979 et 1980 renforcent les pouvoirs de la police, alourdissent la durée de la détention préventive et les peines, militarisent la lutte antiterroriste, introduisent de nouveaux crimes – tel que celui de « complicité morale » dans un assassinat – ainsi que le dispositif des « repentis ». Transposé des procès de la Mafia, celui-ci permet des remises de peine à des accusé·es qui en dénoncent d’autres, et donne valeur de preuve à leur témoignage. C’est sur la foi de déclarations de ce type qu’a été notamment condamné Paolo Persichetti, extradé de France en 2002, à 22 ans de prison (après avoir été acquitté en première instance), malgré le fait que le « repenti » qui l’a dénoncé était revenu sur son témoignage. C’est également ainsi qu’a été condamnée l’une des personnes arrêtées le 28 avril, Giorgio Pietrostefani, ancien dirigeant de l’organisation Lotta Continua, dénoncé par son co-accusé Leonardo Marino pour avoir été le commanditaire de l’assassinat, en 1972, du commissaire Calabresi, aux côtés de deux autres dirigeants de l’organisation, Adriano Sofri et Ovidio Bompressi.

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Cette législation d’exception, dénoncée par Amnesty International et d’autres organisations de droits humains, rend impossibles les procès équitables. Celui de Sofri, Bompressi et Pietrostefani, cas d’école brillamment analysé par l’historien Carlo Ginzburg[2], est à l’origine de la « doctrine Mitterrand ». Ce terme désigne une décision politique et non juridique énoncée par le président de l’époque, le 20 avril 1985, dans une allocution au congrès de la Ligue des droits de l’homme. En voici la substance :

« Prenons le cas des Italiens, sur quelques trois cents Italiens qui ont participé à l’action terroriste en Italie depuis de longues années, avant 1981 plus d’une centaine sont venus en France, ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, le proclament, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française, souvent s’y sont mariés, ont fondé une famille, trouvé un métier. Bien entendu, s’il était démontré que tel ou tel d’entre eux manquait à ses engagements, nous trompait tout simplement, nous frapperions, mais j’ai dit au gouvernement italien, de même lorsqu’est venu M. Craxi récemment à Paris, dans une conférence de presse, j’ai dit que ces trois cents Italiens – c’est naturellement un chiffre tout à fait global qui ne m’engage aucunement, mais cela veut bien dire ce que cela veut dire – étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition, et que celles et ceux d’entre eux qui poursuivaient les méthodes que nous condamnons, que nous n’acceptons pas, que nous réprimerons, eh bien, nous le saurons, et le sachant, nous extraderons ».[3]

On le voit donc, contrairement à ce que prétend le gouvernement français aujourd’hui, la seule condition posée par François Mitterrand était l’abandon de toute activité illégale. La référence à la « participation directe à des crimes de sang » qu’il a évoqué lors de sa rencontre du 22 février 1985 avec Bettino Craxi comme ouvrant la possibilité d’une extradition ou d’une expulsion était elle-même conditionnée à une « évidence qui n’a pas été apportée » et à des « dossiers sérieusement étayés », que l’existence même de la législation d’exception ne peut que mettre en doute[4]. Il en est ainsi de la notion de « responsabilité morale » qui permet d’impliquer dans des assassinats des personnes qui n’ont pas participé à l’acte lui-même. Mais on sait qu’en matière d’interprétation, c’est la pratique établie qui prime, y compris sur le plan judiciaire. Or quelle meilleure preuve à cet égard que la légalité d’un séjour de plusieurs décennies sur le territoire français ?

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Qu’est-ce qui a donc amené au revirement actuel ? Certainement pas le mode de vie de toutes celles et ceux qui ont bénéficié de cette parole présidentielle. Aucun « manquement à leurs engagements », pour reprendre la formulation de François Mitterrand, ne peut leur être reproché. C’est du côté des pouvoirs qui se sont succédé que s’opère le tournant. L’escalade de la « lutte antiterroriste » à l’échelle mondiale suite au 11 septembre 2001, combinée à la droitisation de la vie politique dans les deux pays, pousse l’Italie à relancer régulièrement des demandes d’extradition, et la France à y céder. Une première brèche s’ouvre ainsi en août 2002, avec l’extradition de Paolo Persichetti, une seconde en 2004 avec l’acceptation de celle de Cesare Battisti, qui parvient à s’enfuir au Brésil, avant d’être finalement extradé, en 2019, à partir de la Bolivie. C’est Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur et dirigeant de l’extrême droite qui l’attend en personne à l’aéroport. Il avait fait de ce cas une affaire personnelle. Mais en 2008, suite à une forte mobilisation, Nicolas Sarkozy refuse finalement l’extradition de Marina Petrella, arrêtée l’année précédente, malgré un arrêté d’extradition signé par François Fillon. Sarkozy avait auparavant demandé « au président du Conseil italien de solliciter du président italien sa grâce, compte tenu de l’ancienneté de la condamnation et compte tenu de [s]a situation psychologique et de [sa] santé »[5]. Cette demande s’est vue opposer un refus catégorique, comme celle d’une demande plus générale d’amnistie, régulièrement réclamée par divers secteurs de l’opinion publique italienne.

Comment expliquer cette obstination à ne pas fermer cette page maintenant ancienne de plus de quarante ans ? Selon le communiqué du parquet de Paris, les personnes arrêtées sont âgées entre 63 et 77 ans, et il faut ajouter que l’état de santé de certaines, dont celui de Pietrostefani, est préoccupant. On peut mettre ce refus en parallèle avec la célérité avec laquelle, aux lendemains de la Libération, l’amnistie fut accordée aux fascistes et aux collaborateurs du nazisme (loi de 1944 et amnistie de Togliatti de 1946). En réalité, la raison est simple : accorder l’amnistie reviendrait à reconnaître le caractère politique du conflit qui a secoué l’Italie au cours des années qui ont suivi l’« automne chaud » de 1968-69, et c’est précisément ce que l’écrasante majorité du personnel politique italien, de droite comme de gauche, soutenu par de larges secteurs de l’opinion publique et la quasi-totalité des médias, se refuse obstinément de faire. Or, tant que persiste cette dénégation, la justice politique transalpine ne pourra pas être autre chose que l’expression d’un insatiable revanchisme d’État et le récit officiel de cette période une entreprise de délégitimation des aspirations au changement social qui ont secoué en profondeur la société italienne durant ces années.

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Aujourd’hui, nous sommes aux côtés des réfugiés italiens, pour empêcher l’extradition de celles et ceux qui sont arrêtés ou recherchés et pour empêcher que d’autres le soient dans l’avenir. Cet engagement fait partie intégrante de notre combat pour le respect de droits fondamentaux, pour la solidarité internationaliste, pour que la vérité sur la lutte des opprimé·es puisse voir le jour.

Notes

[1] Marco Galleni (dir.), Rapporto sul terrorismo, Milan, Rizzoli, 1981.

[2] Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, 1997.

[3] Texte intégral disponible sur le site de l’Elysée : elysee.fr/francois-mitterrand/1985/04/20/allocution-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-a-loccasion-du-65eme-congres-de-la-ligue-des-droits-de-lhomme-a-paris-samedi-20-avril-1985

[4] Voici l’extrait de la déclaration de Mitterrand lors de cette rencontre : « Le cas particulier qui nous est posé et qui alimente les conversations, est celui d’un certain nombre d’Italiens venus, pour la plupart, depuis longtemps en France. Ils sont de l’ordre de 300 environ – plus d’une centaine était déjà là avant 1981 – qui ont d’une façon évidente rompu avec le terrorisme. Même s’ils se sont rendus coupables auparavant, ce qui dans de nombreux cas est probable, ils ont été reçus en France, ils n’ont pas été extradés, ils se sont imbriqués dans la société française, ils y vivent en tous cas avec la famille qu’ils ont choisie, ils exercent des métiers, la plupart ont demandé la naturalisation. Ils posent un problème particulier sur lequel j’ai déjà dit qu’en dehors de l’évidence – qui n’a pas été apportée – d’une participation directe à des crimes de sang, ils ne seront pas extradés. Cela je l’ai répété à M. le Président du Conseil tout à l’heure, non pas en réponse à ce qu’il me demandait mais en réponse à un certain nombre de démarches judiciaires qui ont été faites à l’égard de la France. Bien entendu, pour tout dossier sérieusement étayé qui démontrerait que des crimes de sang ont été commis ou, qu’échappant à la surveillance, certains d’entre eux continueraient d’exercer des activités terroristes, ceux-là seront extradés ou selon l’ampleur du crime, expulsés ». elysee.fr/francois-mitterrand/1985/02/22/conference-de-presse-conjointe-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-et-de-m-bettino-craxi-president-du-conseil-italien-paris-palais-de-lelysee-vendredi-22-fevrier-1985

[5] Télégramme AFP du 8 juillet 2008 afp.google.com/article/ALeqM5hjjGx2beGl1O5yQTH_WvoeRZ8AGQ

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