Blackout : Les mystères de la péninsule ibérique

Par Dimitris Konstantakopoulos

C’est du jamais-vu! Dans deux pays européens — membres de l’UE et de l’OTAN — l’électricité a été soudainement coupée. Deux autres pays, la France et le Maroc, ont également été affectés par la panne. La vie s’est paralysée dans les deux pays les plus touchés : des passagers se sont retrouvés piégés dans des trains, les aéroports ont sombré dans le chaos, et rien qu’en Espagne, les dommages sont estimés à près de 800 millions d’euros.

Ce n’est pas rien, et surtout, une telle chose ne s’était jamais produite auparavant : une coupure totale dans deux pays, et partielle dans deux autres. À ce jour, personne n’a fourni d’explication satisfaisante sur ce qui s’est passé — ni même une hypothèse plausible sur la façon dont un tel « accident » aurait pu se produire, s’il s’agit bien d’un accident. Comme toujours, certains en profitent pour avancer leurs propres théories. La gauche accuse les privatisations — et il est vrai que les nouveaux propriétaires sont plus intéressés par l’augmentation de leurs profits que par des investissements coûteux dans la sécurité des réseaux. Les partisans du nucléaire y voient la conséquence de la baisse de la part de l’énergie nucléaire dans le mix énergétique. L’extrême droite, elle, attaque les énergies renouvelables — c’est son obsession habituelle. Mais aucun d’eux n’avance d’arguments solides.

De toute façon, nous vivons à une époque marquée par l’irrationalité, le fanatisme et le manichéisme — où les discours abondent, mais où les preuves et les raisonnements se font rares.

Mais si ce n’était pas un accident mystérieux, alors c’était une cyberattaque, menée selon la stratégie du « choc et effroi ». Si cette hypothèse est exacte, alors bienvenue dans le monde fascinant et inquiétant des cyberguerres.

Les autorités espagnoles ont catégoriquement nié cette hypothèse — à tel point que cela semble indiquer une volonté d’éviter même d’enquêter sur un éventuel coupable, par crainte des conséquences. Comment peut-on en effet écarter une telle possibilité avec autant de certitude sans savoir ce qui s’est réellement passé ? Quoi qu’il en soit, le gouvernement n’a pas convaincu la Cour suprême espagnole, qui a ordonné une enquête sur une possible cyberattaque, sans rien exclure. Les services de renseignement espagnols, y compris le Centre national de cryptologie et le Centre national de renseignement, ont adopté la même approche.

La possibilité d’une cyberattaque a été jugée suffisamment crédible pour faire la une de nombreux médias internationaux. « Aucune preuve d’une cyberattaque », titrait par exemple The Guardian. Mais on peut tout aussi bien lire cela à l’envers : « Aucune preuve que ce n’en était pas une ». Si l’hypothèse n’était pas sérieuse, elle n’aurait tout simplement pas été mentionnée — et encore moins en première page.

Le plus probable est que nous ne saurons jamais avec certitude ce qui s’est passé. Et si nous ne l’apprenons jamais, ce sera précisément parce que ce qui s’est passé est trop important pour être révélé.

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 Deux suspects

Et si c’était une cyberattaque, qui en serait l’auteur ? Politico, un média grand public, bien informé et influent en Occident, identifie deux suspects : Israël et la Russie. Comme il l’écrit : « L’opposition de l’Espagne à la guerre d’Israël à Gaza et son soutien à l’Ukraine contre l’invasion russe en ont fait une cible majeure de cyberattaques. » https://www.politico.eu/article/spain-portugal-power-blackouts-energy-electricity/

La mention d’Israël est audacieuse et inhabituelle dans le contexte actuel occidental, où la moindre critique d’Israël entraîne souvent une accusation immédiate d’antisémitisme et une mise au ban de celui qui l’a formulée. En revanche, même si elle ne peut être totalement écartée, l’hypothèse d’une cyberattaque russe semble peu probable. Il est vrai que l’Espagne suit la ligne générale antirusse de l’OTAN. Mais son rôle dans le conflit ukrainien est secondaire. Elle n’appartient pas aux pays les plus acharnés à vouloir prolonger la guerre de l’ OTAN en Ukraine. Elle est dirigée par une coalition de socialistes et de gauche radicale, cette dernière étant très critique à l’égard du programme massif de réarmement européen promu par Ursula von der Leyen. Si Moscou voulait et pouvait frapper, on voit mal quel intérêt elle aurait à viser l’Espagne — pourquoi pas plutôt le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne ou les pays baltes ? Ou l’Ukraine elle-même?

D’ailleurs, s’il existait la moindre preuve sérieuse que la Russie était à l’origine de cette panne, n’y aurait-il pas eu une levée de boucliers généralisée en Europe contre Moscou ?

Peut-être, nous disent des collègues espagnols contactés, la référence à la Russie a-t-elle été incluse pour équilibrer la mention d’Israël. Et, ajoutent-ils, si un média comme Politico s’est permis une telle allusion à Israël, c’est qu’il devait avoir une très bonne raison de le faire. Les journaux de cette envergure entretiennent en général certains liens avec les grands services de renseignement occidentaux. Et, évidemment, si un grand pays européen comme l’Espagne a bel et bien été la cible d’une telle cyberattaque, cela n’aurait pas pu laisser ses services secrets indifférents — ni, peut-être, ceux d’autres pays de l’UE et des États-Unis. L’article pourrait donc aussi être lu comme une forme d’avertissement, soulignent nos collègues.

Motifs et conditions possibles

La raison qui pourrait potentiellement pousser Israël à entreprendre une telle action est l’attitude très active de l’Espagne en faveur de la Palestine, ce qui a fortement tendu les relations entre les deux pays. Il y a un an, Madrid a reconnu l’État palestinien, conjointement avec trois autres États européens. Il y a quelques jours, sous la pression de l’aile radicale de gauche de la coalition gouvernementale, le gouvernement du socialiste Sánchez a été contraint d’annuler un important contrat d’achat de munitions à Israël, invoquant les actions génocidaires de ce dernier.

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Parallèlement, les autorités espagnoles ont rouvert le dossier et mènent, en coopération avec la France, une enquête sur la prétendue surveillance du Premier ministre Sánchez et d’autres personnalités politiques espagnoles par le système israélien Pégasus. Il est à noter que ce système aurait également été utilisé pour espionner le président français Macron, ce qui en dit long sur le rapport de force entre la France et Israël (https://www.reuters.com/technology/cybersecurity/spain-reopens-israeli-spyware-probe-sharing-information-with-france-2024-04-23/). Pégasus a également été utilisé, en conjonction avec le programme Kandiru, pour surveiller des dizaines d’hommes politiques catalans dans le scandale Katalangate. L’organisation de défense des droits humains Irídia et Amnesty International ont conclu que les responsables de cette affaire étaient les dirigeants de l’entreprise israélienne NSO, qui ont ensuite tenté d’effacer leurs traces en apparaissant comme dirigeants de diverses sociétés basées au Luxembourg.Depuis l’année dernière, les principaux hackers israéliens se sont installés à Barcelone, d’où ils coordonnent leurs activités dans l’Union européenne https://www.haaretz.com/israel-news/security-aviation/2024-12-26/ty-article/.premium/israeli-hackers-flock-to-barcelona-as-spyware-industry-shifts/00000193-fec4-df5b-a9b3-fec5d9dc0000.

Le fait qu’Israël soit actuellement dirigé par un leadership extrémiste, fanatique et radical, cherchant à expulser ou exterminer la population palestinienne, et n’ayant que faire des “sensibilités” des « démocraties occidentales », est certainement un facteur qui faciliterait une telle action internationale, normalement qualifiable d’ aventurisme extrême, visant deux États membres de l’UE et de l’OTAN. Israël semble en même temps être devenu l’une des puissances mondiales les plus influentes dans le domaine de la surveillance et des « guerres de l’information » sous toutes leurs formes. Avec les Américains, il aurait orchestré des cyberattaques contre les réacteurs nucléaires iraniens, des attaques via pagers au Liban, tandis que des officiers de l’armée israélienne ont été placés à des postes clés dans toutes les grandes entreprises de l’Internet, comme Google.

(Comme l’a d’ailleurs révélé l’éditeur Grec M. Vaxevanis https://www.ieidiseis.gr/politiki/351413/vaxevanis-toylachiston-15-anthropoi-ekanan-tis-synakroaseis-gia-na-min-akoyei-oli-mera-o-k-mitsotakis/, sans être démenti, Israël aurait aussi organisé les fameuses écoutes organisées par le gouvernement de M. Mitsotakis. Il n’est pas exclu que les révélations sur le grand scandale des écoutes de Mitsotakis ne proviennent que des services américains, qui auraient jugé qu’Israël était allé trop loin).

Tout ce qui a été exposé jusqu’à présent reste bien entendu des spéculations et des analyses, au mieux des indices. Nous les formulons parce que nous jugeons qu’il est important que l’opinion publique et les responsables de la sécurité nationale en Europe (s’ils existent) soient informés de ce qui se discute dans les cercles sérieux de l’Occident lui-même.

Le rôle de Jorge

À cette occasion, rappelons que le tristement célèbre Tal Hanan, alias Jorge, homme d’affaires israélien et ancien (?) officier des forces spéciales de l’armée israélienne, lié à l’entreprise Cambridge Analytica — accusée d’avoir manipulé des millions d’utilisateurs de Facebook pour qu’ils votent Trump — a revendiqué la responsabilité des cyberattaques menées avant le référendum (non contraignant) sur l’indépendance de la Catalogne en 2014, contre le gouvernement local et divers sites appelant à la participation électorale. Des cyberattaques ont également été dirigées contre le site des urgences médicales, la police catalane et le système judiciaire catalan.

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Il convient de rappeler que le rôle de Jorge et de son équipe de guerre électronique et de manipulation de l’opinion publique par l’utilisation massive de données personnelles et d’autres méthodes a été révélé par une enquête menée par plusieurs des plus grands journaux du monde. Leur équipe est intervenue dans 33 élections à travers le globe, à travers des méthodes de désinformation, de piratage et d’espionnage. Revealed: the hacking and disinformation team meddling in elections

Le bruit autour de Jorge et de son équipe n’a duré que très peu de temps. “Quelqu’un” s’est assuré d’étouffer le sujet. Quant aux journalistes, leur grande majorité aujourd’hui ne sont plus payés pour révéler ou enquêter, mais pour se taire. Et quand des choses sont révélées, c’est souvent à l’occasion de conflits entre centres de pouvoir dans notre Occident de plus en plus autoritaire.

Au cœur du totalitarisme mondial émergeant

Indépendamment de ce qui s’est passé ou non en Espagne avec la panne de courant, il est certain que les services de renseignement et les forces armées israéliennes, avec bien sûr les services américains, disposent d’un accès privilégié aux oligopoles géants qui forment l’avant-garde du monde de l’ Internet et du totalitarisme émergeant. Il se pourrait même que les Israéliens aient un sens du but ou de la mission encore plus aigu que les Américains — et qu’ils parviennent souvent à utiliser ces derniers.

Les relations privilégiées entre les forces armées israéliennes et Google leur donneraient accès aux données de centaines de millions d’utilisateurs. Google collabore déjà étroitement avec l’armée israélienne, et cette collaboration va s’intensifier, donnant encore plus d’accès à leurs données https://www.mintpressnews.com/oogle-wiz-cybersecurity-data-deal/289413/(source). Il en va de même pour Meta et Facebook.

Des « vétérans » de l’unité 8200 de l’armée israélienne occupent des postes-clés dans les plus grandes entreprises technologiques comme Google, Facebook, Microsoft et Amazon https://www.defenddemocracy.press/the-former-israeli-spies-working-in-top-jobs-at-google-facebook-and-microsoft/. L’unité 8200 est spécialisée dans la surveillance et la collecte de données compromettantes. Ses officiers ont conçu et déployé le logiciel Pégasus, utilisé pour espionner des dizaines de milliers de responsables politiques à travers le monde et peut-être pour organiser l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Les quatre géants précités, ainsi que Palantir de Peter Thiel https://www.defenddemocracy.press/tag/thiel-peter/, le « cardinal noir » de Trump et architecte de son projet totalitaire, collaborent étroitement et contribuent directement aux crimes commis en Palestine.

Traduit du Grec par Christian Haccuria