« Toujours de l’audace »

Qu’est-ce au juste qu’un 14 juillet français ?

16 juillet 2019

Qu’est-ce au juste qu’un 14 juillet français ? L’occasion d’une journée pompeuse à la gloire de l’armée comme cela se fait ailleurs ? Une énième opération de com’ pour le président en place, assurée d’avoir lieu chaque année ? Quelques heures d’ennui pour les enfants que l’on scotche une matinée fériée devant la télé afin de les édifier ? Rien de tout cela, même si, bien sûr, ce sont là autant de symptômes. En vérité : le 14 juillet est seulement un énorme malentendu. Un malentendu plus que bicentenaire, entretenu jusqu’à ce jour où quelques milliers de Gilets Jaunes sont enfin venus clarifier les choses.

[Photos : Tulyppe et Viktor Poisson]

Non, le récit que l’on raconte aux enfants comme aux adultes pour qu’ils soient de bons petits français n’est en aucun cas celui de l’événement effectivement fondateur des institutions républicaines nationales. Ce que n’importe quel historien sait, même ceux invités par les media tous les 14 juillet, c’est que l’événement militairement fêté chaque année n’est en aucun cas la prise de la Bastille de 1789, mais son exact contraire : la Fête de la Fédération de 1790, qui en célèbre à sa façon le premier anniversaire. Késako ? Une mise en scène de grande réconciliation, avec toutes les allures bouffonnes des fins de pièces de Molière, tandis que parallèlement, l’insurrection populaire perdurait. L’Assemblée Nationale, première du nom, conclue sa comédie constituante en faisant prêter serment le Roi et le chef de la Garde nationale, sur fond d’émeutes et de réappropriation anti-féodales. Car les députés du Tiers-État qui la constituent ont des intérêts radicalement divergents de la plèbe urbaine et paysanne : issus d’assemblées fiscales de l’Ancien régime, ils représentent exclusivement la bourgeoisie. La célébration de la nation à l’occasion d’une fête s’impose alors à eux, en juillet 1790, comme un besoin liturgique : il s’agit de produire l’illusion d’un ensemble par la tenue d’une cérémonie, au même titre que la messe est censée unifier les croyants. Tous ceux qui, par leurs actes, ne respectent pas l’ordre nouveau, se rendent coupables d’indignité nationale. Le gouvernement par les affects ne date pas d’hier.

C’est en quelque sorte l’acte qui formalise l’existence conjointe de deux traditions françaises, avec leurs deux 14 juillet : la bourgeoise, qui remet en dernière instance les clés au souverain, et la plébéienne, qui doit abandonner son autonomie au profit d’un contrat social qui ne lui donne rien en retour. La notion de « peuple » est là pour dénier toute part à la plèbe, y compris quand elle est maniée par des populistes se voulant révolutionnaires. Quand la plèbe veut exister, c’est l’écrasement au nom du peuple : Thiers, chef du pouvoir exécutif de la Troisième République naissante, avait ainsi toute « légitimité » pour massacrer le Paris communard. Neuf ans plus tard, une loi institue le 14 juillet comme « fête nationale », sans préciser si c’est la prise de la Bastille ou la Fête de la Fédération qui est célébrée : face aux divisions, on choisit de maintenir l’ambiguïté, pour se garantir le sentiment d’appartenance de ceux que tout concourt à exclure. Dans les formes, le défilé militaire sous les yeux du souverain républicain, et d’une partie de la population, rappelle évidemment bien davantage la comédie de l’union nationale et sa marche cérémonielle des soldats fédérés, que l’émeute de 89. Cette année, la Mairie de Paris désespérée par huit mois d’émeutes plébéiennes sur son territoire a justement organisé son feu d’artifice rituel sous le signe explicite de la Fête de la Fédération [1]

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. Elle s’attendait certainement à ce que le tableau ne soit pas complété : seulement voilà, huit mois après leur première manifestation, les Gilets Jaunes persistent irréductiblement dans leur série de gestes destituants. Ce 14 juillet, en rendant impossible l’entretien annuelle de l’illusion d’unité nationale, en portant l’attaque au cœur de la symbolique d’État, ils ont montré quelle arnaque se jouait dans l’ombre chaque année. Qu’est-ce qu’une nation ? Des politiciens, des militaires, des spectateurs, et pas nous. Ce que Renan n’a jamais vu fort de toutes ses lectures, les Gilets Jaunes, eux, l’ont ressenti à de multiples reprises en bientôt huit mois de lutte. Car eux ont fait redescendre la République sur terre, ont dévoilé son vraie visage : une force comme une autre, mais mieux armée, qui se fête comme telle tous les 14 juillet. La schizophrénie française bicentenaire y trouve enfin sa thérapie.L’édition de cette année s’inscrivait dans la série des prestidigitations présidentielles visant à conjurer le soulèvement plébéien en cours, précisément en lui rappelant son statut de plèbe, c’est-à-dire son irrecevabilité. Le vocable « Gilets Jaunes » a d’ailleurs longtemps brillé par son absence dans le discours macronien, comme pour sceller son exclusion du peuple légitime. Le grand débat sans contradicteur, les adresses télévisées pompeuses, l’interaction jamais noble mais toujours hautaine, et pour finir ce 14 juillet comme occasion de rejouer l’exclusion originelle de 1790. Tout cela est revenu à jeter de l’eau sur de l’huile en feu. « Agir ensemble », pouvait-on lire sur la première page des programmes officiels de la journée : or chacun sait que dans la langue macronienne, cela se traduit par « avec moi ou contre moi ». Les Gilets Jaunes ont respecté le mot d’ordre à la lettre. On ne peut pas mieux en parler que ne le fait Édouard Philippe : « c’était un très beau défilé, marqué par un esprit de fête et de liberté. » Dans cet esprit donc, aucune humiliation n’aura été épargnée au président : ni les sifflets à son passage envers et contre tous les barrages ; ni les incursions sur les Champs-Élysées après quatre mois de sanctuarisation, pour cette fois inoffensives mais tapant dans le mille de l’hystérie ; ni même les pieds de nez au Fouquet’s rénové, contraint de se barricader quand il devait réouvrir. Tout cela au nom d’une évidence qui n’a plus rien de politique au sens traditionnel du terme : l’arnaque du 14 juillet ne peut plus éternellement se perpétrer.

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On titrera cette semaine que les Gilets Jaunes ont gâché la fête de la nation dont ils ne supportaient plus d’être les spectateurs incrédules. C’est là tout leur mérite. Prendre « les Champs » un 14 juillet comme d’autres jadis la Bastille, c’est faire vivre le récit destituant contre la tradition constituée. C’est démonter que la fête de la nation survient toujours en réalité sur fond de défaite nationale. Et surtout en donner tous les signes visuels indéniables. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes du monde réellement renversé que le suivant : l’expérience est falsifiable, l’image est véridique. Ce principe qui servait jusqu’à présent aux pouvoirs en place, les Gilets Jaunes sont parvenus à le retourner en leur faveur, comme ces milliers de barrières initialement prévues pour protéger le défilé devenues entre leurs mains autant de pièces d’un jeu de lego barricadier. Rien ne peut empêcher d’entendre les retransmissions des huées et sifflets au passage du président. Même pas un premier ministre tout droit sorti de 1984 : moi, je n’ai rien entendu, donc vous non plus. Est-on allé jusqu’à gazer, plus tard dans l’après-midi, pour empêcher une barricade en feu d’être prise en photo ? La question se poserait presque, tant rien ne justifiait les grenades lacrymogènes lancées dans ses environs, alors qu’aucun affrontement n’était à signaler. Il faut dire que la barricade accuse particulièrement le coup : traditionnelle depuis au moins 1848, et symbolique au plus haut point à ce titre, elle rappelle quelles étaient la stupidité tactique et l’impuissance du gouvernement en novembre. Huit mois plus tard, les experts n’ont toujours rien compris. Ils continuent à arrêter la brochette de présumés leaders en pensant ainsi neutraliser l’ensemble. Les Gilets Jaunes sont donc aussi opaques qu’acéphales. Le gouvernement voulait les voir disparaître : il se retrouve avec des révolutionnaires capables de surgir de n’importe où.

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Les avoir contraints à retirer leurs gilets constitue en effet une nouvelle étape dans la persistance méticuleuse de la Préfecture à adopter une stratégie en retour de bâton. C’est son dernier jouet qui s’est cette fois cassé : les essaims de voltigeurs à casque intégral, bastonnant selon un imaginaire tout droit sorti d’un croisement entre le fascisme historique et Star Wars, se trouvent être d’une utilité très limitée face à des révolutionnaires insaisissables : sans gilets, indiscernables des touristes pour peu qu’ils ne chantent ou n’attaquent pas, libres de choisir le bon moment où sortir de la zone d’ombre. Et les révolutionnaires d’apparaître pour ce qu’ils sont : des « gens normaux », sans aucun des attributs qui permettraient de les identifier à de présumés radicaux, flanqués d’une simple mélodie sifflée comme signe de ralliement, et d’une pure affirmation, « nous, on est là ». Du reste, les plus téméraires de ces miliciens seront allés jusqu’à taper indistinctement dans le tas : on attend les complaintes des associations de commerçants du 8e arrondissement contre ces policiers qui ont de cette façon dissuadé leurs clients venus de loin de consommer.

Le 14 juillet 1789 fut un commencement. Le commencement d’une séquence qui connut ses inerties, ses récupérations, ses traîtrises, mais aussi ses belles heures. Un peu plus de trois ans plus tard, c’est la Commune insurrectionnelle de Paris. Aucune partition n’est cependant écrite : en ce 14 juillet 2019 par exemple, c’était la fin de l’un des derniers fantasmes de fraternisation du mouvement, tout droit tiré du mythe révolutionnaire français, avec le spectacle de ces militaires, au pied de l’Arc de Triomphe, qui se replient au son de « l’armée avec nous ! » Les Gilets Jaunes sont définitivement seuls, il s’agit d’en prendre acte. Personne n’écoutera aucune de leurs assemblées, quand bien même elles seraient au carré. Il ne s’agit plus pour eux de demander, mais de prendre, et surtout de tenir. En ce jour de défilé, ils sont donc apparus comme les Sans-Culottes exclus du rang des Fédérés. Espérons qu’aucune Révolution ne viendra neutraliser leur insurrection. Quoiqu’il en soit, le Roi s’enfuira.

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