Quel avenir pour la gauche anglaise ?

Par Richard Seymour

Richard Seymor : Ecrivain et conférencier marxiste nord-irlandais, activiste et auteur du blog Lenin’s Tomb

Que faire avec une défaite aussi écrasante qu’indiscutable ? L’échec électoral du Parti travailliste de Jeremy Corbyn il y a un an a soulevé ouvertement cette question. Après une morne année de pandémie, de débâcles gouvernementales et d’efforts maladroits du nouveau leader travailliste Keir Starmer pour discipliner ses adversaires de gauche, la gauche est-elle plus proche de résoudre le problème ? Non.

La gauche a remporté la direction du Labour en 2015, en la personne de Jeremy Corbin, malgré ses faiblesses innées. Elle perdait des membres. Ses publications étaient pour la plupart de mauvaise qualité et n’avaient pas beaucoup de diffusion. Ses intellectuels étaient isolés dans les médias et le milieu universitaire. Elle avait un certain soutien dans les syndicats, mais ils ont aussi perdu des affiliés et étaient sur la défensive : les taux de grève étaient à des creux historiques. Ses campagnes contre l’austérité et le coût des frais de scolarité avaient échoué sans presque aucun impact.

Cependant, pour la première fois dans l’histoire du Labour, la direction a été remportée par un socialiste radical avec le soutien de centaines de milliers de nouveaux membres travaillistes, de grands syndicats et la sympathie curieuse des célébrités. Une victoire qui s’opposait à la faiblesse de l’ancienne direction de droite du Parti travailliste. Ces progrès ont été suivis par d’autres, en particulier lorsque Corbyn a obtenu pour le Labour en 2017, le plus grand nombre de voix en sa faveur depuis 1945, et la gauche est devenue arrogante.

Comment tout cela s’est-il effondré et que peut faire la gauche maintenant ?

« La défaite, écrivit Perry Anderson, est une expérience difficile à maîtriser : la tentation est toujours de la sublimer. » Vous pouvez éviter de faire face à la réalité brutale de la défaite en détournant l’attention vers des pensées plus agréables. On peut dire : « nous avons gagné le débat ». Ce qui est vrai dans la mesure où les conservateurs au gouvernement ont à plusieurs reprises escroqué et parodié des politiques de gauche comme « emprunter pour dépenser » et une « révolution industrielle verte ». C’est en fait, un signe de force du parti au gouvernement qui peut intégrer et neutraliser les idées de ses adversaires. Après tout, un gouvernement conservateur qui s’engage à dépenser beaucoup d’argent prive la gauche de sa principale source de soutien public : l’opposition à l’austérité.

On peut dire que sans le Brexit et les apparatchiks du Parti travailliste qui ont toujours détesté Corbyn, le Labour aurait remporté la victoire l’an dernier. Il y a une certaine vérité là-dedans. Mais le Brexit et l’hostilité de l’ancien appareil travailliste étaient évidents. Le travail à gauche aurait dû être de surmonter cette situation.

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Nous pouvons nous permettre une critique réactive et amère des analystes et des médias qui nous ont traité injustement. Toutefois, si quelqu’un s’attendait à un traitement médiatique équitable, c’est qu’il était inexpérimenté.

Nous pouvons être sentimentaux avec notre leader déchu : la sentimentalité a longtemps été une faiblesse de la gauche anglaise. Nous pouvons nous tromper sur le fait que, malgré la défaite, la gauche peut maintenir une certaine « influence », en conservant l’essentiel de l’expérience Corbyn, avec la nouvelle direction.

C’était la tendance la plus significative de la pensée de gauche jusqu’à ce que Starmer a pris la mesure sans précédent de suspendre son prédécesseur pour de fausses raisons, et son nouveau secrétaire général, David Evans, a également commencé à suspendre les membres qui ont critiqué cette décision.

Ces illusions alourdirent la gauche dans ses faiblesses et la rendirent aveugle à de nouvelles opportunités. Toute voie à suivre devrait être fondée sur une explication convaincante des raisons pour lesquelles le travail de Corbyn, malgré ses progrès significatifs en 2015, n’a été probant qu’en Ecosse.

Je dois expliquer pourquoi le leadership de Corbyn a tant faibli avant le Brexit et les élections générales de 2019. La politique européenne du Labour n’a été annoncée que quelques semaines après le début de la campagne.

Je voudrais expliquer pourquoi la direction et les bases ont été paralysées face à des allégations souvent cyniques et grotesquement déformées de l’existence d’un antisémitisme généralisé au sein du parti travailliste.

Je dois expliquer pourquoi le leadership radical à bien des égards a également été trop prudent sur des questions telles que la sécurité publique, l’immigration, les armes nucléaires et l’orientation en matière de politique étrangère même après ses succès politiques qui ont permis à Corbyn de prendre le contrôle de l’appareil du parti.

Tous ces problèmes semblent liés. La présomption fondamentale à gauche semblait être qu’il pouvait gagner en se concentrant sur les questions de « pain et beurre » telles que l’austérité et les services publics. Chaque fois qu’il était forcé de quitter cet ordre du jour, sa perplexité était évidente. Cependant, la source du succès de Corbyn n’était pas seulement une réaction contre l’austérité, mais aussi une protestation contre la faiblesse de la démocratie britannique.

La gauche parle souvent du « néolibéralisme » comme équivalent du « marché libre ». Mais le néolibéralisme a toujours été un projet global pour protéger les marchés et limiter la démocratie au sein de l’État. Sans cette analyse, la lutte contre le néolibéralisme pourrait se réduire à une demande d’augmentation des impôts et des dépenses.

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Il y avait le mouvement indépendantiste écossais qui posait une réelle question démocratique et constitutionnelle. Il cherche à libérer les électeurs écossais du parlement de Westminster dominé par des électeurs dont les attitudes sociales sont si différentes de celles qui prévalent en Écosse. Or les travaillistes ne se sont jamais sérieusement emparés de cette question constitutionnelle.

Le Brexit a été plus compliqué, parce que les électeurs du Brexit ont rendu responsables de leurs échecs à Westminster, à tort, les immigrés et les bureaucrates de l’Union européenne. Il aurait été difficile de prouver à ces électeurs qu’une abstraction comme le néolibéralisme était le problème. Toutefois, on n’a guère tenté de régler le problème de cette façon. Les dirigeants autour de Corbyn ont cherché à désamorcer le Brexit avec une position vague d’un « Brexit pour la priorité de l’emploi », dans l’espoir que les conservateurs se seraient divisés en Europe. La gauche de la base a cédé – avec son pro-européisme superficiel – devant la direction. En 2019, lorsque la situation a exigé une réponse concrète, son engagement s’est effondré.

Les arguments sur le racisme et la migration avaient aussi à voir avec la démocratie. En particulier, qui constitue le « démos » ? Les migrants travaillent, paient des impôts et cotisent, mais ne peuvent pas voter. Les minorités peuvent voter, mais elles sont brutalement surveillées par la police et ont un accès limité à l’emploi et aux services publics. Pour certains électeurs, la solution était de se replier sur une Grande-Bretagne toute blanche (même si elle implique l’explosion centrifuge de la Grande-Bretagne), ou du moins de se débarrasser des derniers immigrants.

La gauche a réagi à ces problèmes soit en les traitant distraitement, soit en se plaçant sur le terrain moral. L’autorité morale est une monnaie puissante sur les médias sociaux, mais elle s’est avérée totalement inutile lorsque la gauche a fait l’objet d’une campagne de diffamation, affirmant qu’elle était antisémite et qu’elle avait transformé le Labour dans son ensemble en une organisation antisémite. Cela exigeait une réponse rigoureuse.

La montée de l’antisémitisme mondial est largement à droite, pensez aux « tueurs », ces loups solitaires, par exemple, mais il y a un courant dans la gauche qui est clairement attiré par le complot et parfois à des théories antisémites. Dans le même temps, une grande partie de l’objectif de cette attaque était de désarmer les critiques de la gauche à l’égard de la politique étrangère britannique, en particulier sur son alliance avec Israël. Il aurait fallu que la gauche se positionne sur les réalités de l’antisémitisme et la politique ethno-nationaliste violente de l’Etat d’Israël. Les membres du parti devaient également être défendus contre une campagne de diffamation. Au lieu de cela, la direction Corbyn a tenté de résoudre le problème avec des mesures bureaucratiques telles que des enquêtes et des procédures disciplinaires.

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Pendant ce temps, la gauche « organisée » a tenté de prouver sa valeur en promettant de défendre largement les droits des Palestiniens tout en s’opposant à l’antisémitisme, sans expliquer spécifiquement comment. Elle n’a convaincu personne. C’était seulement pour s’excuser.

Bref, la gauche a échoué parce qu’elle a mal compris la nature du moment. Elle ne comprenait pas la situation de crise démocratique. Elle est aujourd’hui confrontée à une situation radicalement différente façonnée par sa défaite mais aussi par une pandémie terrifiante. Les thèmes du « pain et du beurre » demeurent importants, en particulier compte tenu de la récession et de la crise sociale découlant du COVID-19. Mais si la gauche veut faire mieux que simplement parler des restrictions sociales et de l’enfermement et demander un peu plus de transferts gouvernementaux pour les travailleurs, elle doit aller au-delà du « pain et du beurre ».

Il y a un vrai thème créatif ces dernières années qui peut aider : l’écologie. Les pandémies sont des processus écologiques. L’apparition de virus zoonotiques et leur propagation pandémique viennent de ces mêmes pratiques commerciales et agro-industrielles qui contribuent à carboniser l’atmosphère, à acidifier les océans, à mettre fin à la biodiversité et à provoquer des conditions météorologiques extrêmes.

Poussée par le mouvement d’« extinction rebellion » et les grèves des scolaires pour le climat, la gauche a commencé à travailler sur l’idée d’un New Deal vert, beaucoup plus ambitieux et internationaliste que toute autre partie de son programme. En principe, il n’y a aucune raison pour que cette idée ne puisse pas être adaptée pour tenir compte des mesures préventives nécessaires pour prévenir de futures pandémies.

Toutefois, pour en tirer le meilleur parti, la gauche doit aussi comprendre l’environnementalisme comme une question démocratique. Il est peu probable que les systèmes démocratiques faibles que nous avons aujourd’hui survivent aux privations et aux défis à venir sans réforme radicale. Et aucun projet climatique sérieux, qui doit protéger la survie de l’espèce entière en changeant notre façon de travailler, de voyager, de consommer et de nous amuser, tout notre mode de vie, ne peut fonctionner sans une participation massive du public.

Aljazeera, 7 janvier 2021

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