Les caissières : hier « héroïnes », aujourd’hui flouées malgré les profits de la grande distribution

par Rozenn Le Carboulec

La grande distribution affiche de confortables profits, réalisés en particulier grâce au dévouement de leurs employés de caisse. Certaines grandes enseignes ont cependant décidé d’accélérer leur remplacement par des caisses automatiques, et les promesses de primes à 1000 euros n’ont pas vraiment été tenues. Enquête.

Un peu partout en France, certains supermarchés ont fait un pas de plus vers l’automatisation pendant la crise du Covid-19. C’est le cas dans plusieurs magasins Casino parisiens, comme à Riquet ou à Ménilmontant, équipés de nouvelles caisses automatiques en plein confinement, en plus de celles qui avaient été installées avant. Au Géant Casino de Lannion, dans les Côtes-d’Armor, les clients ont également vu apparaître un nouveau mode de paiement. Ils ont désormais la possibilité de passer par un grand portique vert dont l’accès est réservé au « Scan Express » avec l’application Casino Max. Autrement dit : les acheteurs peuvent dorénavant scanner et payer les produits directement avec leur smartphone, en ayant préalablement téléchargé l’application et enregistré leur carte bancaire. Pour sortir, plus de passage en caisse, mais un portillon à ouvrir avec un code barre affiché sur son smartphone.

Du côté de la vente en ligne chez Monoprix, qui appartient au groupe Casino, préparer un panier de 50 produits prend désormais six minutes. Depuis le 19 mai, la marque a lancé sa solution de e-commerce alimentaire « Monoprix Plus » : un entrepôt géant de 36 000 m² à Fleury-Mérogis, dans lequel des robots se chargent d’empaqueter, en l’espace de quelques secondes, les produits commandés par les clients.

Ce n’est pas le scénario d’une dystopie imaginant nos futurs modes d’achats dans la grande distribution, mais la réalité d’une automatisation qui pourrait encore s’accélérer. Et qui rend certaines caissières, « héroïnes » en première ligne face au virus, profondément amères.

Vers une « digitalisation » accrue des magasins

Dans son assemblée générale du 17 juin 2020, le groupe Casino détaille plusieurs mesures spécifiques liées à l’épidémie du Covid-19. Parmi elles : l’accélération de l’encaissement automatique, l’augmentation des capacités de livraison à domicile, du « click & collect » et du drive. Ce n’est qu’une nouvelle étape d’une stratégie de « digitalisation du parcours clients » entamée depuis plus longtemps : en février et mars 2020, 45 % des paiements en hypermarchés et 36 % en supermarchés Casino ont été réalisés par smartphone ou en caisse automatique. Sur les deux derniers mois de 2019, l’enseigne loue également « une forte pénétration de l’application digitale CasinoMax avec 20 % du chiffre d’affaires généré par les utilisateurs ». Objectif affiché lors de l’assemblée générale des actionnaires du groupe l’année précédente : « Atteindre 40 % du chiffre d’affaires réalisé par les utilisateurs de l’application Casino Max en 2021 ».

Même si l’automatisation généralisée des caisses n’a pas été observée dans toutes les enseignes pendant le confinement, ce dernier a bel et bien mis un coup d’accélérateur aux stratégies de vente en ligne. Au premier trimestre 2020, le e-commerce alimentaire chez Carrefour a par exemple affiché une croissance de +45 %. Parmi les objectifs financiers de l’entreprise : 4,2 milliards de chiffre d’affaires e-commerce alimentaire en 2022. Mais aussi « un plan d’économies sur trois ans de 2,8 milliards en année pleine à fin 2020 » et la « poursuite de la dynamique d’économies de coûts au-delà de 2020 ». En 2019, le groupe Casino avait annoncé, de son côté, « un plan d’économies de coûts de 200 millions d’euros » d’ici 2020, tout en se félicitant en conclusion d’une « trajectoire d’amélioration continue de la rentabilité ». Au détriment des caissières ?

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Ouverture 24h/24 et remplacement des caissières par des vigiles

« Sous couvert de crise sanitaire, Casino accélère la mise en place des caisses automatiques. Mais ces dernières ne représentent qu’une pierre de l’édifice », prévient Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. Prochaine étape, déjà bien enclenchée par endroits, selon lui : l’ouverture de 6h à 8h, de 20h à minuit, et le travail de nuit. Plusieurs magasins Casino sont déjà ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Au supermarché Casino de Ménilmontant à Paris, où de nouvelles caisses automatiques ont été installées en avril dernier, ce sont les agents de sécurité qui surveillent les clients à partir de 21h, et ce pour toute la nuit, jusqu’à l’arrivée des caissières à 8h30. « Ces salariés n’ont pas la même convention collective et peuvent travailler les dimanches et les jours fériés », commente Jean Pastor. En octobre dernier, un Casino avait d’ailleurs été rappelé à l’ordre à ce propos par le tribunal de grande instance d’Angers. Pour contourner l’interdiction de travail dans les commerces alimentaires après 13h le dimanche, l’hypermarché faisait appel à des animatrices en événementiel les week-ends.

Dans le supermarché Casino du boulevard Gambetta à Nice, ce sont des vigiles qui assurent la relève quand les hôtesses de caisse finissent leur service à 20h15. Mais peut-être plus pour longtemps : « Ils parlent de nous faire travailler jusqu’à 23h pour nous faire vendre de l’alcool. C’est en pourparlers mais ça va finir par être accepté », témoigne une caissière. Comme elle, de nombreuses collègues craignent une disparition de leurs emplois. Dans ce magasin, de nouvelles caisses automatiques ont également été installées pendant le confinement. Et ce, au détriment des emplois : « Il y a beaucoup de caissières qui sont parties en retraite et n’ont pas été remplacées ».

Face aux craintes des employé.es, et alors que le nombre de caissières a baissé de 5 à 10 % en 10 ans, selon la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), le groupe Casino a annoncé vouloir les former à un « nouveau métier ». « Nous avons réussi à négocier un accord d’anticipation sur ce que vont devenir les salariés du secteur de l’encaissement. Nous avons obtenu un engagement de la direction à ne pas ouvrir de plan social, mais à recaser les gens », explique Laurence Gilardo, déléguée Force ouvrière de Casino. Cet accord, conclu le 26 février et doté d’une enveloppe de cinq millions d’euros, vise à former 6000 « hôtes » et « hôtesses » de caisses des enseignes Géant Casino et Casino Supermarché (qui emploient 25 000 salarié.es au total) à de nouveaux métiers.

Le nouveau métier de « conseiller clientèle » bénéficierait ainsi d’un salaire légèrement supérieur à celui des caissières, mais compterait aussi 30 % de contrats à temps partiel. Si le syndicat FO se félicite de ce plan, la CGT n’est pas de cet avis : « Sous couvert de créer un nouveau métier, la direction va simplement remplacer les départs dans les rayons par des caissières », alerte Jean Pastor. Craignant une « casse sociale sans précédent », Sylvie Vachoux, secrétaire fédérale de la CGT commerce et services, salariée du Groupe Casino, attend toujours des précisions de la direction sur ces promesses : « Ils ont commencé à évoquer une évolution des métiers, mais les caissières ne voient rien venir, personne ne leur parle de formations ».

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La prime de 1000 euros, « une grande fumisterie »

Pour Sylvie Vachoux, c’est une déception de plus, après avoir également attendu la fameuse prime de 1000 euros, promise en grande pompe fin mars par plusieurs enseignes de grande distribution. « Les critères d’attribution étaient tellement drastiques que ça a créé beaucoup d’insatisfaction et de mécontentement », proteste-t-elle, qualifiant l’opération de « grande fumisterie ». Désormais en détachement syndical, elle a finalement touché 1000 euros en plus sur son salaire de juin. « Une erreur » du groupe, qui lui en demande aujourd’hui le remboursement, comme à d’autres de ses collègues.

« Ils se sont rendus compte qu’ils avaient versé la prime à des personnes qui étaient en arrêt ou en télétravail pendant le confinement. Je suis complètement désabusée par la manière dont ils nous traitent », se désole Sylvie Vachoux. Jean Pastor complète : « Toutes les absences, de quelque forme que ce soit, excluaient la versement de la prime. Il fallait en plus être présent le 10 juin, jour du versement. Il y a donc eu des salarié.es qui étaient présent.es pendant tout le confinement, mais pas le 10 juin et qui n’ont pas eu la prime. » Comme dans d’autres groupes, cette dernière était par ailleurs calculée en fonction du temps de travail de chaque salarié.e, alors que les temps partiels subis sont légion.

Auchan Retail était la première enseigne à dégainer, le 22 mars dernier. « L’ensemble des collaborateurs des magasins, entrepôts, drives, services de livraison à domicile et site de e-commerce, se verront verser, dans les semaines qui viennent, une prime forfaitaire de 1000 euros », promettait le groupe dans un communiqué. Mais la réalité s’est avérée décevante : « En avril, on nous a annoncé que la prime serait proratisée en fonction du temps de présence », déplore Guy Laplatine, délégué central CFDT chez Auchan. « Pour les étudiants, en contrats précaires, c’était la double peine, abonde Gérald Villeroy, délégué central CGT. Ils ont voulu redorer leur image avec des effets d’annonce sur une prime qui n’était finalement pas réservée à tous les salariés ».

À Auchan, seuls les employés travaillant plus de 28h par semaine pouvaient en effet percevoir la prime de 1000 euros. Sofian*, en contrat étudiant de 10 heures par semaine dans un magasin de Vélizy, dans les Yvelines, n’a par conséquent touché que 300 euros, soit un peu moins de ce qu’il perçoit tous les mois (350 euros). Aujourd’hui, il est écœuré, comme Rokhaya*. Étudiante, en contrat de 25 heures par semaine pour 900 euros par mois, elle a touché 700 euros de prime. « Mais le virus ne te choisit pas en fonction de tes horaires. Que tu sois en contrat de 15 ou 30 heures, tu peux l’attraper ! », s’indigne-t-elle. Conséquence : aucun étudiant – majoritairement des femmes – n’a touché 1000 euros, alors qu’ils représentaient 90 % des postes en caisse pendant le confinement, selon Rokhaya.

Guy Laplatine de la CFDT déplore par ailleurs une baisse à venir de la prime de participation de l’ensemble des salariés, y compris pour ceux qui n’ont pas touché la prime liée à la crise : « Auchan prend dans la poche droite ce qu’ils ont mis dans la poche gauche, on se fait doublement avoir ». Même sentiment chez Leclerc, où chaque magasin indépendant est libre de donner une prime ou non à ses salariés par rapport à son chiffre d’affaires. « Son versement impactera par ailleurs notre participation à l’intéressement, qui sera moindre », déplore Sandrine Jovignot, référente nationale CGT Leclerc . Elle attend toujours le bilan financier de son magasin pour être fixée à ce sujet. « C’est une grosse demande des salariés. On a entendu parler de cette prime de 1000 euros dans tous les médias. Mais une fois qu’on est face à la réalité, on se rend compte que ce sont de fausses promesses. »

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35 ans d’ancienneté : 1100 euros nets par mois

Au sein du groupement de distributeurs indépendants Système U, une prime de 1000 euros a été versée à 6000 personnes qui travaillent dans les entrepôts, selon Thierry Desouches, le porte-parole de l’enseigne. Il ajoute avoir fait un sondage auprès de leurs 1200 magasins, auquel 734 ont répondu : « Sur ces 734, 92 % ont versé une prime ou vont le faire, le montant moyen versé étant de 852 euros ». Le groupe Carrefour, semble, à ce jour, le seul à avoir tenu la promesse initiale : « 85 000 salariés bénéficient d’une prime d’un montant de 1000 euros net, représentant un coût total d’environ 85 millions d’euros », précisait l’entreprise dans un communiqué le 28 avril. Un effort à relativiser au regard des 744 millions d’euros que le premier employeur privé de France a perçu entre 2013 et 2018 grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) selon la CGT.

Ces annonces ne doivent par ailleurs pas éclipser une réflexion globale sur les métiers à prédominance féminine et les bas salaire, rappelle Sylvie Vachoux. « Ce n’est pas d’une prime dont on a besoin, mais d’une véritable revalorisation salariale », revendique-t-elle, en rappelant les promesses de la ministre du Travail Muriel Pénicaud. Cette déléguée syndicale qui a écumé tous les postes a fini sa carrière aux caisses automatiques à Besançon. Son salaire, après 35 ans à Casino : 1100 euros net par mois. « Parmi nos salariés, il y a en a qui vont aux Restos du coeur aujourd’hui quand même ! Les gens ont donné le maximum et sont épuisés. On a le sentiment de s’être fait avoir », dénonce-t-elle.

Dans une lettre adressée le 2 juin à Jean-Charles Naouri, président-directeur général du groupe Casino, la CGT demande la réouverture des négociations annuelles obligatoires. Alors que cette missive est restée sans réponse, l’enseigne annonçait, lors de son assemblée générale des actionnaires le 17 juin, une croissance du chiffre d’affaires de 6,1 % en France sur les quatre dernières semaines arrêtées au 8 juin 2020, dont une augmentation de 20,2 % pour les commerces de proximité [1]. Lors de cette même assemblée générale, les actionnaires ont par ailleurs voté en faveur d’une « rémunération complémentaire au titre de 2019 » de Jean-Charles Naouri. Son montant : 655 000 euros.

Rozenn Le Carboulec

Photo : Un supermarché Auchan à Paris / CC RamboXP via Flickr

*Le prénom a été modifié à leur demande.

P.-S.

Dans le cadre cet article, Casino, Leclerc, Auchan, Carrefour, Intermarché, ont été contactés mais n’ont pas donné suite. Seul Système U nous a répondu.