Catherine Liu : Autocritique de classe

Jun 9, 2022

Ils sont journalistes, universitaires ou encore cadres en entreprise ; ils affichent de nobles idéaux mais ont délaissé les classes populaires. Dans son essai Le Monopole de la vertu (Virtue Hoarders. The Case against the Professional Managerial Class), paru en avril 2022 aux Éditions Allia, Catherine Liu, professeure au département des études cinématographiques et visuelles et directrice du centre des sciences humaines de l’université de Californie, épingle les membres de cette gauche progressiste qui marche main dans la main avec le capitalisme. 

Son essai est donc une critique virulente à l’égard de la « Professional Managerial Class », terme forgé par les auteurs John et Barbara Ehrenreich, traduit en français par l’acronyme CPIS (Cadres et professions intellectuelles supérieures).

Histoire d’une trahison

Dans la première moitié du XXème siècle, la classe managériale américaine soutenait le militantisme ouvrier et l’intervention de l’Etat dans les domaines de l’économie, du travail ou de l’éducation. Elle s’est aujourd’hui ralliée au capitalisme et aux grandes entreprises, tout en affichant une posture transgressive et des idéaux progressistes. Catherine Liu retrace la genèse et l’histoire de ce volte-face qui débute dans les années 1960. De l’éclosion de la contre-culture hippie, de l’apparition des cultural studies et des théories poststructuralistes au sein du paysage universitaire à l’élection de Donald Trump, elle revient sur les mouvances et les évènements qui ont façonné le paysage politique américain et les guerres culturelles actuelles. La crise des subprimes qui a éclaté en 2007 fait figure de tournant. En effet, il s’agissait d’une occasion pour la classe managériale de prendre une posture résolument critique vis-à-vis du monde capitaliste. Or, selon l’auteure, le mouvement Occupy Wall Street, composé majoritairement de membres de la classe supérieure intellectuelle menacés de déclassement, a échoué, par hypocrisie et manque de revendications politiques concrètes, à prendre une réelle position de contestation vis-à-vis du capitalisme. Les CPIS s’en sont ainsi tenus à de vagues postures progressistes, sans réellement tenter d’inverser les rapports de force économiques qui traversent la société. Une des raisons de cet échec est la réticence de la classe managériale à aborder les problèmes sociaux en termes de classe : « Dans les cercles progressistes, parler de classe ou de conscience de classe avant toute autre forme de différence n’est pas seulement matière à polémique : c’est une hérésie »

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Pourtant, la classe managériale s’envisage comme une force motrice de l’histoire, porteuse d’une révolution. En effet, héritière des idéaux hédonistes de la contre-culture des années 1960 et 1970, elle affiche son rejet de certaines normes, jugées conformistes, et se donne le beau rôle dans des luttes sociétales, qui, selon l’auteure, oblitèrent les inégalités économiques réelles : « Les membres de la classe managériale se voient comme des précurseurs vertueux, détachés des structures et des conditions historiques, transgressant les frontières pour inventer de nouveaux modes de pensée et d’existence ». En réalité, les valeurs affichées par les CPIS sont simplement des habitudes et des goûts érigés au rang de vertus.

Hypocrisies de classe

Catherine Liu s’attache ainsi à montrer que derrière les principes moraux défendus par les CPIS se cachent en réalité des intérêts de classe : « …les CPIS surent se distinguer de ceux qui leur étaient économiquement inférieurs de façon moralement justifiable. »  Les CPIS  investissent en effet certains domaines, comme la parentalité, l’éducation, la culture ou encore la sexualité, pour mieux afficher leur supériorité vis-à-vis des classes populaires : « Lire des livres, élever des enfants, se nourrir, rester en bonne santé ou faire l’amour ont constitué autant d’occasions de démontrer qu’on faisait partie des individus les plus évolués de l’histoire humaine, tant sur le plan affectif que culturel. » Certains de ces domaines, notamment la puériculture et l’éducation, correspondent d’ailleurs à des sphères où l’influence de l’Etat s’est progressivement délitée au profit d’institutions privées et des catégories les plus favorisées de la société : « Nul besoin d’être socialiste pour constater que la puériculture, la santé et l’éducation constituent les domaines où les privilèges de classe sont reproduits de la manière la plus extrême et la plus spectaculaire ». Catherine Liu évoque notamment longuement le cas des universités, qui sont devenues des terrains de luttes sociétales, alors que la recherche publique et l’autonomie des chercheurs s’affaiblissent progressivement. La classe managériale fait par exemple front contre les violences sexuelles à l’université mais ne lutte jamais contre l’insécurité professionnelle et les inégalités économiques qui sont souvent à l’origine de ces violences : « En matière de sexe, il ne peut exister aucun plaisir ni aucune liberté tant que nous ne serons pas affranchis de l’angoisse économique que représente la survie au quotidien… ».

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Catherine Liu replace ainsi les engagements et les valeurs des CPIS, qui prônent souvent une neutralité vertueuse, dans une perspective économique et pointe le conservatisme réel qui se cache derrière ces valeurs. A travers son portrait de la classe managériale, elle fait également un état des lieux d’une société américaine rongée par les inégalités, et en appelle à un changement de paradigme: « Dans un pays qui, plus qu’aucun autre, se croyait capable de niveler tous les préjudices sociaux, de créer une réelle égalité des chances pour un formidable éventail de personnes de tous les genres, de toutes les races, sexualités, identités de genre, etc., les institutions américaines récompensent de plus en plus l’intelligence et le dur labeur d’une poignée d’élus dans le mépris total des souffrances et de l’exclusion du plus grand nombre. »

De la nécessité d’une autocritique

L’attitude arrogante et hypocrite de la classe managériale est une des raisons expliquant la défaite d’Hillary Clinton face à Donald Trump  en 2017. En effet, Hillary Clinton, progressiste et libérale, incarnait totalement les valeurs des CPIS : « La défaite de Clinton ne porta pas seulement un coup d’arrêt à la tendance centriste : ce rejet viscéral visait également l’hypocrisie des classes supérieures dans leur ensemble ». Alors que les colères des classes populaires ont permis la montée en puissance d’un populisme réactionnaire, il est indispensable, selon Catherine Liu, d’imaginer d’autres perspectives politiques : « Pour vaincre les politique réactionnaires qui se cachent sous le masque du populisme, il nous faut mener à gauche une lutte des classes contre les CPIS et refuser cette politique des identités qui leur permet d’exhiber leur vertu ».

Sa critique volontairement virulente de la classe managériale est donc motivée par un désir de refondation d’une société faisant face à une multitude de crises, politiques, environnementales et sociales : « J’écris cette critique afin d’identifier les politiques de monopole de la vertu qui, ancrées dans un contexte historique, manifestent ce refus de la part des CPIS d’adopter et de soutenir les changements sociopolitiques dont nous avons si urgemment besoin ». Catherine Liu assume ainsi pleinement la dimension pamphlétaire et la finalité idéologique de son essai. Néanmoins, elle reconnaît faire partie de façon ambivalente de la catégorie de population qu’elle vise. Son livre fait ainsi figure d’auto-critique salutaire, à laquelle elle invite tout membre de la classe managériale : « L’autocritique doit être le point de départ de tout engagement politique. » L’auteure épingle l’individualisme forcené des catégories supérieures de la population pour proposer à la place un sens de la communauté et un partage de valeurs : « Je suis déterminée à lutter pour redonner une dimension commune à toutes les choses que la classe managériale cherche à monopoliser : la vertu, le courage, la détermination, l’érudition, les connaissances spécialisées, le prestige et le plaisir, ainsi que le capital culturel et le capital réel ».

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Ainsi, cet essai, quoique caricatural dans sa dénonciation d’une certaine catégorie de la population, n’en est pas moins intéressant dans sa peinture des fractures de classe qui traversent la société américaine – et sûrement l’ensemble des sociétés occidentales – et des hypocrisies qui les masquent.

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