Olivier Petitjean
le 21 novembre 2025
L’industrie américaine des cryptomonnaies s’est massivement ralliée à Donald Trump et à la droite MAGA. Alliance de circonstances ou affinités plus profondes ? Entretien avec Molly White, journaliste et chercheuse critique de ces technologies.
L’année dernière, pendant les élections américaines, l’industrie des cryptomonnaies a massivement financé les campagnes de Donald Trump et des Républicains. Est-ce la première fois que le secteur des cryptos a ainsi investi la sa sphère politique et électorale ?
L’industrie des cryptos s’était déjà impliquée en politique auparavant, principalement pendant la campagne de 2020. Mais cet effort était principalement mené par la société FTX, qui s’est effondrée en 2022 [1]. Cela a vraiment freiné les choses pendant un certain temps. L’ampleur des financements électoraux était également très différente : on était très loin des centaines de millions de dollars qui ont été dépensés durant la campagne de l’année dernière. Et cet engagement politique n’était pas aussi ouvert, alors que l’année dernière, les financements à la campagne de Trump et des Républicains ont coïncidé avec une très forte campagne médiatique et de relations publiques de l’industrie des cryptos.
Dans quelle mesure le soutien apporté par le secteur des cryptos à Trump et aux Républicains est-il opportuniste et dans quelle mesure est-il idéologique ?
C’est un mélange. Dans une certaine mesure, ils essaient simplement de soutenir ceux qui, selon eux, seront le plus favorables à leurs affaires. Mais le secteur est aussi traversé par une idéologie libertarienne de droite. De fait, cette idéologie est à l’origine même de l’industrie des cryptomonnaies. Je pense que certaines de ces personnes étaient très désireuses de s’aligner sur Trump, non seulement parce qu’elles le considèrent comme un allié pour leurs entreprises, mais aussi parce qu’elles soutiennent son programme de manière beaucoup plus générale.
Le secteur des cryptomonnaies prétend généralement être très éloigné de la politique et des institutions. Comment concilient-ils cela avec le soutien qu’ils ont apporté à Trump ?
Les figures principales du secteur des cryptomonnaies continueraient sans doute à se prétendre apolitiques, même aujourd’hui. Certaines entreprises du secteur, en particulier les plus grandes, ont peur de paraître trop politiques. Elles craignent que cela puisse aliéner une partie de leur base. Mais quand on regarde leurs actions et même certaines de leurs déclarations, il est assez clair qu’elles sont très politiques. Coinbase, en particulier, a fait les gros titres lors des manifestations liées à l’assassinat de George Floyd [2] lorsque ses dirigeants ont publié un article disant qu’ils ne voulaient pas de politique sur le lieu de travail. À l’époque, cela a été largement perçu comme une tentative de faire taire les employés qui s’exprimaient en faveur des manifestations. Et ces deux dernières années, Coinbase s’est énormément impliqué en politique, contribuant à hauteur de dizaines de millions de dollars à la campagne électorale malgré ses déclarations antérieures selon lesquelles cette entreprise ne voulait pas faire de politique.
Le secteur des cryptomonnaies aussi traversé par une idéologie libertarienne de droite. De fait, cette idéologie est à l’origine même de cette industrie.
Cette posture n’est souvent qu’un moyen commode de censurer les revendications progressistes, tout en continuant à poursuivre leurs objectifs économiques et à soutenir leurs alliés politiques lorsqu’ils le jugent opportun. Bien sûr, les « Super PACs » du secteur des cryptos [3], qui ont dépensé des millions pour les élections de 2024, clamaient haut et fort qu’ils étaient bipartisans et ne sélectionnaient les candidats qu’en fonction de leur intérêt pour les cryptomonnaies. Mais quand on examine leurs dépenses effectives, on constate qu’ils ont soutenu de nombreux candidats républicains et qu’ils se sont opposés à de nombreux candidats démocrates. Bien sûr, ils ont soutenu quelques Démocrates. Mais ils ne l’ont fait que lorsqu’ils pensaient vraiment qu’il n’y avait aucune chance qu’un Républicain remporte le siège.
Les financements électoraux de l’industrie des cryptos signifient-elles simplement qu’elle est devenue une industrie comme les autres, comme l’industrie pétrolière ou pharmaceutique par exemple, ou y a-t-il quelque chose de différent ?
Les cryptomonnaies sont une industrie beaucoup plus petite que lé pétrole ou le médicament, qui a pourtant dépensé des sommes colossales
Il y a un peu de ça, mais je pense tout de même que les financements électoraux du secteur des cryptos sont inhabituels. Il suffit de regarder les chiffres. Les Super PACs pro-crypto ont dépensé plus que tous les autres Super PACs, à l’exception de celui de Trump et des partis. C’est de loin l’industrie qui a le plus accordé de financements électoraux en 2024. Et surtout, il faut mettre ces dépenses en regard du poids économique réel du secteur. L’industrie pétrolière ou l’industrie pharmaceutique sont énormes aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas de l’industrie des cryptomonnaies. En termes de nombre d’entreprises, de capitalisation boursière, quelle que soit la façon dont on mesure, les cryptomonnaies sont une industrie beaucoup plus petite, qui a pourtant dépensé des sommes colossales.
Comment l’expliquez-vous ?
Pour la crypto, les élections de 2024 avaient une dimension existentielle.
Pour la crypto, les élections de 2024 avaient une dimension existentielle. Les autorités financières commençaient sérieusement à s’intéresser au secteur et aux malversations auxquelles il donnait lieu, en particulier après l’effondrement de FTX. Le sentiment général était que les régulateurs avaient failli à leur mission et n’étaient intervenus qu’après que beaucoup de gens aient perdu de l’argent. On a commencé à voir des procédures ciblant certains des plus importants noms du secteur, comme Coinbase, Gemini et Ripple. Je pense qu’ils ont estimé que si cette élection ne se déroulait pas comme ils le souhaitaient, cela pourrait signifier qu’ils étaient finis aux États-Unis. Ou du moins qu’ils devraient réduire considérablement leurs activités pour se conformer aux réglementations financières.
Il était donc avantageux pour eux de dépenser des sommes considérables dans l’espoir d’obtenir un environnement politique beaucoup plus favorable… et peut-être même de faire adopter de nouvelles législations qui non seulement mettraient fin aux procédures dont ils faisaient l’objet, mais qui seraient même favorables au développement de leur activité. Et c’est exactement ce qui s’est passé.
L’industrie des cryptomonnaies a-t-elle des alliés dans d’autres secteurs puissants ou reste-t-elle marginale ? Bénéficie-t-elle du soutien de Wall Street et des géants de la technologie, par exemple ?
Je dirais qu’elle est en train de se normaliser et de devenir « mainstream ». Une grande partie de l’industrie du capital-risque est alignée sur les cryptomonnaies. Andreessen Horowitz, par exemple, a beaucoup investi dans le secteur. Il y a également des alliances avec des entreprises de l’IA, et on commence à voir le secteur de l’IA reproduire leur stratégie pour les prochaines élections. Ils suivent les traces des Super PACs de la crypto, avec pour objectif explicite de soutenir des candidats favorables à l’IA, qui s’opposeraient à la régulation de leur activité. Et puis les cryptos ont beaucoup d’alliés dans le monde économique simplement parce qu’ils ont tous un intérêt commun à s’opposer aux réglementations en général.
On a beaucoup parlé des investissements de la famille Trump dans les cryptomonnaies. Était-ce déjà le cas avant les dernières élections, ou bien est-ce une conséquence de leur récente alliance politique avec cette industrie ?
C’était déjà le cas avant les élections, mais pas au même niveau. La famille Trump, Melania Trump en particulier, s’était essayée pour la première fois aux NFT vers 2021 ou 2022 [4]. C’était en quelque sorte le prolongement de la tradition familiale consistant à vendre des produits à l’effigie de Trump : des baskets, des bibles, des steaks… Pourquoi pas des NFT ? Je ne sais pas dans quelle mesure c’était vraiment motivé par un amour des cryptos ou un soutien à l’industrie. Cela a vraiment commencé à prendre une dimension plus idéologique juste avant les élections, lorsque la famille Trump a lancé World Liberty Financial, leur propre entreprise de crypto. À partir de ce moment-là, la famille Trump a également commencé à reprendre à son compte bon nombre des arguments idéologiques de l’industrie, par exemple que les cryptomonnaies vont empêcher la « débanquisation », c’est-à-dire de permettre l’accès aux services financiers à des personnes qui en sont exclues actuellement.
Qu’est-ce que l’industrie des cryptos a gagné depuis le retour de Trump à la Maison Blanche ?
L’administration Trump a truqué la balance pour qu’elle penche en faveur des cryptos.
D’emblée, il y a eu un énorme recul de de la régulation des cryptomonnaies. Les autorités financières ont abandonné ou suspendu la majorité des procédures en cours contre des entreprises du secteur. Elles ont commencé à revoir leur position quant à savoir si les cryptomonnaies relevaient ou non de leur compétence, et ont de fait donné leur feu vert à diverses activités qu’elles hésitaient auparavant à approuver. Il y a eu ensuite des mesures visant non seulement à mettre fin aux poursuites contre le secteur, mais à soutenir activement son expansion. Dans le milieu américain des cryptomonnaies, on parle beaucoup de la nécessité d’une réglementation claire et d’un cadre légal équitable pour l’exercice de leurs activités. Mais l’administration Trump est allée bien au-delà de ça, en truquant la balance pour qu’elle penche en leur faveur. Il y a eu l’annonce de la création d’une réserve stratégique de bitcoins ou d’un stock d’actifs numériques, qui n’avait d’autre but que de soutenir le secteur des cryptomonnaies. Cela a été un changement très soudain et majeur.
Qu’en est-il du Parti républicain et de la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants ? Soutiennent-ils autant le secteur des cryptomonnaies que Trump ?
Il y a tout un spectre. À une extrémité, on trouve des membres du Congrès très favorables à la cryptomonnaie, qui défendaient déjà ce secteur avant même l’arrivée de Trump. Une partie importante des Républicains est plus modérée sur le sujet, mais ils ont simplement choisi de laisser faire. Et puis il y a un petit nombre de Républicains qui, je dirais, y sont faiblement opposés à certains égards. Certaines décisions de Trump ont été critiquées, comme la grâce accordée à Changpeng Zhao [5] ou ses propres intérêts commerciaux dans la crypto. Deux ou trois Républicains ont voté contre le projet de loi sur les « stablecoins » [6] qui a finalement été adopté. Ils étaient prêts à rompre avec la ligne du Parti républicain, mais cela n’a pas été plus loin.
Nous avons parlé de la façon dont le secteur des cryptomonnaies s’engageait à droite de l’échiquier politique, mais observe-t-on aussi le mouvement inverse ? Quelle est l’attitude du mouvement MAGA sur les cryptomonnaies ?
Il y a clairement eu un glissement du mouvement MAGA vers les cryptomonnaies. Ce phénomène est en partie antérieur à la réélection de Trump. Certains influenceurs MAGA particulièrement extrémistes avaient des difficultés à se financer, après s’être fait exclure de YouTube ou d’autres plateformes où ils tentaient de diffuser leurs idées et souvent en même temps de gagner leur vie. Un certain nombre d’entre eux se sont tournés vers les cryptomonnaies car c’était le seul moyen de continuer à recevoir des dons de leurs fans. Mais ensuite, le fait que Trump soit devenu si favorable aux cryptomonnaies pendant sa campagne de réélection et maintenant dans son administration a complètement ouvert les vannes, et les influenceurs MAGA ont fait des cryptomonnaies l’un de leurs principaux chevaux de bataille.
On comprend l’attrait des cryptomonnaies pour l’extrême droite libertarienne et anti-gouvernement. Moins pour l’extrême droite nationaliste et populiste. Comment justifient-ils les cryptomonnaies de ce point de vue ?
Trump réussit à présenter les cryptomonnaies comme un mouvement nationaliste.
Trump réussit à présenter les cryptomonnaies comme un mouvement nationaliste. Il a décrit l’industrie des cryptomonnaies comme « bonne pour l’Amérique », insistant fortement sur le fait que les États-Unis doivent être leaders dans ce domaine et ne peuvent pas laisser la Chine prendre de l’avance. En réalité, il a changé complètement d’avis sur ce sujet, car il avait précédemment déclaré que les cryptomonnaies constituaient une menace pour le dollar et déstabiliseraient le monde financier. Cela a aidé beaucoup de partisans de MAGA à rendre les cryptomonnaies compatibles à leurs positions idéologiques.
Pensez-vous que le niveau de dépenses politiques que l’on a vu en 2024 de la part l’industrie des cryptos va perdurer ?
Cela va certainement se poursuivre, principalement en 2026, année où nous aurons un nombre important d’élections pour le Congrès. Je pense que 2026 ressemblera beaucoup à 2024. Ils ont déjà commencé à collecter des fonds, ils ont déjà plus d’argent en banque qu’ils n’en ont dépensé en 2024. L’industrie de la crypto est très soucieuse de conserver une majorité au Congrès, car bon nombre des projets de loi qu’elle souhaite n’ont pas encore été adoptés. Elle a fait adopter le projet de loi sur les stablecoins, mais pas le projet de loi sur la structure du marché actuellement débattu [7]. Certains acteurs du secteur se rendent compte qu’ils devront peut-être composer avec un Congrès potentiellement moins favorable aux cryptos, en particulier maintenant que l’opinion publique associe étroitement les cryptomonnaies et Donald Trump.
Quel sont les projets à long terme du secteur des cryptomonnaies ? Diriez-vous qu’ils sont aussi ambitieux (et terrifiant) que celui de certains patron de la technologie, parfois qualifiés de « techno-fascistes » ?
Les Meta et Google attendent que la loi soit stabilisée. Et si celle-ci va dans le sens des cryptomonnaies, elles y iront à fond
Certains des leaders des cryptos, au moins, ont l’ambition de remplacer la Fed et de supprimer le dollar. Ceux-là ont clairement un projet politique plus vaste. De mon point de vue, le secteur des cryptomonnaies est une composante majeur du mouvement techno-fasciste. Il défend l’idée selon laquelle il faut soustraire l’argent du contrôle du gouvernement et le placer sous le contrôle d’entreprises, et que les cryptomonnaies devraient remplacer bon nombre des fonctions de la finance traditionnelle.
En parallèle, les grandes plateformes qui ont aujourd’hui un monopole sur des aspects importants de la vie quotidienne des gens, Meta et Google par exemple, cherchent à se développer dans le domaine des cryptomonnaies. Elles ne fournissent pas seulement des résultats de recherche, elles fournissent également des publicités, et elles souhaitent offrir toutes sortes de services, y compris des services financiers. Cela fait vraiment partie de leurs objectifs plus larges. Avec le projet de loi qui a déjà été adopté, les géants de la tech sont désormais autorisés à émettre des stablecoins. Mais ce sont les législations à venir qui détermineront dans quelle mesure les « Big Tech » pourront réellement s’impliquer dans des activités beaucoup plus vastes dans ce domaines. Ce sont souvent les plus petites entreprises de la crypto qui ont été prêtes à défier les limites de la législation existante. Les Meta et les Google attendent en quelque sorte que la loi soit stabilisée. Et si celle-ci va dans le sens des cryptomonnaies, je m’attends à ce que ces entreprises y aillent à fond.
Notes
[1] FTX était place de marché de cryptomonnaies créée en 2019 par Sam Bankman-Fried, rapidement devenue l’une des premières plateformes de ce type au niveau mondial, avant d’engager une procédure de faillite en 2022.
[2] L’assassinat de cet homme noir par un policier à Minneapolis en 2020 avait entraîné une vague d’indignation et de manifestations dans tout le pays, incarnée dans le mouvement « Black Lives Matter ».
[3] Les Super PACs sont des structures qui collectent de l’argent en vue de financements dans des campagnes électorales qui ne sont pas directement destinés à des candidats, mais les soutiennent de fait indirectement, par exemple en critiquant leurs opposants.
[4] Les NFT ou « jetons non fongibles » sont des actifs numériques – des œuvres d’art numérique par exemple – dont l’authenticité et la propriété sont garanties par la blockchain.
[5] Ancien patron de la plateforme Binance, il avait été condamné pour blanchiment en 2024.
[6] Les stablecoins ou cryptomonnaies stables sont conçues pour limiter la volatilité des cryptomonnaies pures, leur valeur étant liée à des devises comme le dollar ou l’euro, ou d’autres actifs financiers.
[7] Cette législation clarifierait, notamment, quels types de cryptoactifs relèvent de la régulation financière en place ou non.
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