La stratégie «zéro Covid» bousculée par les variants du virus

Conditions d’apparition des variants, virulence et pression à l’évolution : le chercheur Samuel Alizon décrit l’environnement écologique dans lequel vit le coronavirus responsable de la pandémie. Un constat : le virus du Covid accompagnera longtemps l’humanité.

Par Yves Sciama
11 décembre 2021

Nous nous étions rencontrés en début d’année pour parler de l’évolution du Sars-CoV-2, ce virus dont nous sommes l’environnement. Quels événements ont marqué cette évolution depuis lors ?

Samuel Alizon — L’apparition du variant Delta — classé VOC (« variant préoccupant ») par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en mai 2021 — a probablement été l’événement le plus important. On s’attendait à l’apparition de variants plus contagieux : c’est l’évolution logique de ces « machines à se reproduire » que sont les virus. Lorsqu’une mutation (ou un assemblage de mutations) augmente la transmissibilité, elle se répand peu à peu, et c’est ce qu’on avait observé avec les variants Alpha et Bêta. Mais le variant Delta était si transmissible, sous l’effet combiné de ses différentes mutations, qu’il était presque qualitativement différent : avec lui, nous sommes entrés dans une certaine mesure dans une autre pandémie. Son R0, par exemple, se situe entre 6 et 8, c’est-à-dire qu’une personne en infecte en moyenne entre 6 et 8 autres dans une population non vaccinée. C’est plus du double de la valeur des souches précédentes. Seuls trois virus respiratoires sont aussi contagieux, les oreillons, la varicelle et la rougeole, alors que pour la grippe annuelle, le R0 n’est que de 1,5.

Une des conséquences de cette transmissibilité spectaculaire du variant Delta, qui a remplacé pratiquement toutes les souches antérieures en quelques semaines, est que la stratégie dite « zéro Covid » devient probablement irréaliste sur le long terme. Supprimer la circulation du virus par des confinements rapides et les plus localisés possible, le tout combiné avec un traçage efficace des contacts, était envisageable à l’été 2020 — même si cela posait de nombreux problèmes. Désormais cela semble illusoire.

Un autre événement important est l’apparition du variant Omicron, qualifié de « variant préoccupant » en novembre 2021. Mais ses conséquences sont plus incertaines. Comment a évolué la virulence du Sars-CoV-2 ?

Pour l’instant, chaque augmentation de la contagiosité du virus s’est accompagnée d’une augmentation de sa virulence, qui est désormais plus de 10 fois supérieure à celle de la grippe. Dans un pays avec la pyramide des âges de la France, la létalité moyenne, c’est-à-dire la proportion de décès parmi des infectés non immunisés, était de 0,8 % avec la souche « historique ». Elle est passée à environ 1,2 % avec le variant Alpha, et on l’estime à plus de 1,5 % pour le variant Delta. Heureusement pour la France, grâce à la forte couverture vaccinale, cette hausse n’est pas facilement perceptible.

Mais ce qu’on a souvent pris pour une baisse de la virulence dans beaucoup d’épidémies passées n’est en fait qu’une hausse de l’immunisation des populations. C’est une sorte d’illusion optique. En réalité, chez beaucoup de virus, par exemple chez le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), une hausse de contagiosité s’accompagne d’une augmentation de la charge virale. Or, pour produire plus de virus, il faut une vitesse de reproduction plus élevée, ce qui suppose une exploitation plus intense des cellules de l’hôte et donc un impact plus important sur sa santé.

Cette observation ne contredit-elle pas la théorie selon laquelle les virus évolueraient vers une moindre virulence, car ils n’auraient pas « d’intérêt évolutif » à tuer leur hôte ?

Ce raisonnement erroné est souvent brandi par des médecins, mais il vient d’une confusion entre la létalité observée, qui diminue avec l’immunisation des populations, et la virulence, qui par contre se mesure dans des hôtes dits naïfs, ou sans immunité. Un autre problème est que l’on a souvent tendance à comparer des virus d’espèces différentes, comme le Sars-CoV-2, les coronavirus saisonniers, les rhinovirus qui causent des rhumes, ou encore la grippe. C’est trompeur, car chaque espèce de virus a ses caractéristiques propres, ses mécanismes de reproduction dans un environnement cellulaire donné… Oublier cela, c’est un peu comme penser que les rhinocéros peuvent évoluer pour devenir des girafes.

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Si on regarde par exemple le VIH, on voit que la virulence n’a pas diminué au cours des décennies, et que les souches les plus transmissibles sont aussi les plus virulentes. En définitive, on observe souvent une évolution vers un niveau de virulence intermédiaire qui équilibre les coûts pour le virus — une fin d’infection trop précoce — et les bénéfices — une contagiosité accrue.

Dans le cas du Sars-CoV-2, une particularité importante est que les formes sévères de Covid arrivent environ deux semaines après les infections, à un moment où le virus ne se transmet plus beaucoup — 95 % des transmissions ont lieu entre le 2ᵉ et le 11ᵉ jour après l’infection. Par conséquent, la survenue de formes sévères n’a pas de « coût évolutif » pour le virus, cela ne nuit pas à sa propagation. Il n’a donc pas vraiment de « raison » d’évoluer vers des formes bénignes.

L’apparition du variant Omicron vous a-t-elle surpris ?

Oui et non. Nous nous attendions à voir arriver des mutations permettant un échappement immunitaire — autrement dit, des mutations aidant le virus à se reproduire chez des hôtes immunisés, que ce soit par voie naturelle ou vaccinale. Il était logique que de telles mutations arrivent puisqu’environ la moitié des humains sont désormais vaccinés, et que beaucoup ont guéri d’une infection. Désormais, le virus évolue dans un environnement majoritairement constitué d’individus dont le système immunitaire est capable de le reconnaître et de l’attaquer. La pression de sélection est donc grande en faveur de mutations permettant d’échapper à ce système immunitaire.

Par contre, nous nous attendions plutôt à voir ces mutations apparaître à partir du variant Delta, qui est très transmissible et très répandu. Or il s’avère qu’Omicron est très différent de Delta, avec un nombre de mutations très élevé. En réalité, il n’a pas de « parents proches » identifiés, ce qui est surprenant. Pour lui trouver un ancêtre commun avec les virus des lignées connues, il faut remonter à mai ou juin 2020 ! Autrement dit la lignée d’Omicron a divergé avant même l’apparition des variants Alpha, Bêta ou Gamma, et, encore plus surprenant, elle a circulé pendant tout ce temps « sous les radars », sans que personne ne l’ait détectée.

L’explication probable est qu’elle a sans doute circulé surtout en Afrique, continent où il y a très peu de séquençage. Si cela se confirmait, ce serait une énième démonstration de l’importance de la modélisation en épidémiologie et du risque qu’il y a de se contenter de raisonner sur les chiffres bruts. Car contrairement à ce que certains ont affirmé, il y a probablement eu beaucoup de Sars-CoV-2 en Afrique ! Simplement la jeunesse des populations et la faiblesse des systèmes de santé l’ont invisibilisé. Diverses hypothèses ont été proposées pour expliquer la structure originale d’Omicron, par exemple qu’il ait évolué à l’abri des regards dans un réservoir animal, ou chez des individus immunodéprimés.

Tout cela est possible. On a vu que le Sars-CoV-2 était capable d’infecter beaucoup d’espèces animales, d’y circuler et d’y muter. L’exemple le plus frappant a été les élevages de visons où des transmissions de l’animal à l’homme ont même été identifiées. Quant aux populations immunodéprimées, il est vrai qu’elles peuvent en théorie favoriser les mutations, car il s’agit de patients qui, au lieu d’éliminer le virus en une dizaine de jours, l’hébergent parfois pendant des mois voire davantage, augmentant ainsi ses possibilités d’adaptation au système immunitaire humain. Ce n’est qu’une hypothèse, car il y a peu de données, et qu’il n’est pas certain que ces patients restent infectieux. Mais il reste que l’Afrique est le continent où le VIH est le plus répandu, et celui où il y a le plus de patients non-traités. On parle parfois de syndémie pour décrire cette cocirculation de maladies infectieuses. Et, comme le montrent les travaux de notre équipe, ces microbes co-évoluent entre eux.

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Que connaît-on des propriétés d’Omicron ?

Il nous faudra encore plusieurs jours voire semaines pour avoir des informations fiables, et d’ici là nous entendrons probablement beaucoup de choses contradictoires, donc tout ce que je vais dire est sujet à caution. Comme toujours pour comprendre une épidémie dans un pays, le mieux est de faire confiance aux experts locaux. Selon nos collègues sud-africains, ce variant se propage rapidement alors que la vague de variant Delta semblait se terminer. Omicron se transmet donc plus efficacement. Il semble probable, au vu des mutations qu’il porte et aussi pour les raisons théoriques que j’ai données, que son succès vient au moins en partie de ses capacités d’échappement immunitaire.

Autrement dit, il infecte plus facilement des immunisés que le variant Delta. Si c’est le cas, on pourrait envisager qu’il soit légèrement moins transmissible « en soi », c’est-à-dire dans une population sans immunité. Là encore, ce serait cohérent avec ce que l’on sait théoriquement de l’évolution des pathogènes : il y a généralement un « coût évolutif » à l’échappement immunitaire, c’est-à-dire qu’il se fait au prix d’une reproduction un peu moins efficace. Ceci a par exemple été documenté dans le cas du VIH.

Et qu’en est-il de sa virulence ?

Les décès, avec le Sars-CoV-2, arrivent environ un mois après les infections. Sachant que les premiers cas connus du variant Omicron datent de début novembre, il est encore impossible de répondre rigoureusement à la question. Les hospitalisations pour des cas sévères surviennent plus tôt, mais il faut quand même du temps (et des analyses poussées) afin de corriger les biais. Par exemple, si le variant Omicron circule dans une population plus jeune que le variant Delta, on s’attend à observer moins de décès. D’ailleurs, de telles analyses ont presque toutes été conduites dans des pays comme le Royaume-Uni où les autorités publiques ont mis en place un suivi épidémiologique de qualité avec des analyses statistiques poussées. En France, on doit généralement se contenter de reprendre leurs résultats.

Sans trop spéculer, on peut émettre l’hypothèse que si le succès d’Omicron ne vient pas de sa transmissibilité — propriété donc souvent liée à la virulence — mais de son échappement immunitaire, dans ce cas il pourrait être moins virulent que le variant Delta. Mais il ne faut pas trop s’en réjouir, car cette potentielle baisse de virulence serait surtout ressentie par les personnes non immunisées pour qui la proportion de décès baisserait légèrement. À l’inverse, pour les personnes immunisées, qui aujourd’hui décèdent beaucoup moins que les précédentes, la létalité risquerait d’augmenter du fait du contournement de la protection immunitaire. On retrouve ce résultat connu en santé publique qu’un virus plus transmissible et un peu moins virulent peut causer des formes graves beaucoup plus nombreuses.

Comment la pandémie peut-elle évoluer sous l’effet de ce nouveau variant ?

Il est impossible de décrire des tendances fortes tant que l’on ne connaît pas précisément sa transmissibilité, sa virulence, et sa capacité d’échappement au système immunitaire. A priori, même si Omicron est capable d’un certain échappement, les vaccins ou l’immunité naturelle conserveront une efficacité. Le virus ne retrouvera jamais une humanité complètement naïve comme elle pouvait l’être en janvier 2020.

En simplifiant, on peut esquisser deux scénarios, en sachant que la réalité sera sans doute entre les deux. Dans la configuration la plus favorable, Omicron s’avère moins virulent que Delta, les vaccins gardent une efficacité importante et sont déployés sur la planète entière, en étant éventuellement mis à jour pour mieux cibler Omicron. En parallèle, des traitements efficaces, faciles d’utilisation, peu onéreux et avec peu d’effets secondaires sont déployés, tandis que sont multipliés les systèmes de ventilation et d’aération des lieux publics qui semblent désormais indispensables pour passer des hivers sereins. On pourrait alors espérer échapper aux vagues d’hospitalisations, avec des étés calmes et des interventions hivernales ponctuelles supplémentaires de type port du masque ou limitation des gros rassemblements, par exemple.

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À l’inverse, dans un scénario plus pessimiste, les vaccins seraient moins efficaces et nécessiteraient des rappels annuels (comme pour la grippe), les traitements s’avéreraient impossible à généraliser, du fait de leur prix ou de leur toxicité, et les pouvoirs publics continueraient à se désintéresser des investissements dans la santé publique et la prévention. On pourrait alors avoir des hôpitaux submergés par des vagues épidémiques chaque hiver, comme cette année.

En tant qu’évolutionniste, pensez-vous que le Sars-CoV-2 peut continuer à produire des variants indéfiniment, ou bien finira-t-il par atteindre un « optimum » et épuiser sa capacité d’adaptation ?

Rappelons qu’avant 2021, peu de gens acceptaient d’anticiper le fait que des variants, donc des lignées de Sars-CoV-2 avec des propriétés différentes, puissent évoluer. En tant que biologistes de l’évolution, c’était quelque chose que nous craignions. Dans la conclusion du rapport 12 de notre équipe, publié le 27 août 2020, nous envisagions déjà quels facteurs pouvaient conduire à des variations de virulence. Mais en l’absence d’apparition de nouveau variant majeur après Delta, cette vision « fixiste » est revenue.

Certes, théoriquement, on peut concevoir que des populations se retrouvent dans des « culs-de-sac » évolutifs, par exemple parce qu’elles se sont adaptées à une contrainte à court terme qui ensuite les limite sur le long terme. Et, comme je l’ai dit, toutes les mutations et toutes les évolutions ne sont pas possibles : chaque virus est contraint par sa structure et par l’environnement où il vit. Il existe même la notion de « suicide évolutif » lorsqu’une population évolue dans une direction qui la conduit à l’extinction. Ceci a par exemple été montré en laboratoire, avec des bactéries qui développent des taux de croissance tellement élevés que la population s’effondre faute de ressources.

Pour revenir au Sars-CoV-2, alors que sa population a déjà évolué vers des contagiosités considérables, il est frappant de constater que son évolution s’est probablement relancée à partir d’une lignée ancienne. C’est le signe de l’omniprésence de ce virus, peut-être même dans d’autres espèces que la nôtre. Sa diversité biologique lui offre une réserve de mutations et de trajectoires évolutives de plus en plus importante. Et il n’y a là rien d’original, toutes proportions gardées, la grippe par exemple continue à muter continuellement sans montrer le moindre signe de ralentissement. Notre course co-évolutive avec le Sars-CoV-2 n’en est donc peut-être qu’à son début !

* Samuel Alizon est directeur de recherche CNRS/IRD. Écologue et évolutionniste, il est spécialisé dans l’étude et la modélisation des maladies infectieuses. Il est l’auteur d’Évolution, écologie, pandémies, faire dialoguer Pasteur et Darwin, Point Sciences, 2020.

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