Un long chemin – Hypothèses pour une autonomie organisée

De nombreuses analyses à chaud ont déjà été produites sur les origines de la crise sanitaire, sa gestion, ses conséquences pour les classes populaires et la nécessité de s’auto-organiser pour y faire face. Désormais, il est établi que la crise protéiforme, sanitaire mais aussi politique, sociale et économique que nous traversons, est dans son origine, son développement, sa gestion, ses conséquences, proprement capitaliste. Cela se décline à la fois dans les rapports entre mode de production et destruction de l’environnement1et dans une gestion politique de la pandémie qui privilégie le marché au détriment de la santé et plus largement un contexte de destruction des services publics amorcé depuis des décennies.

L’accélération et la densité des crises générées par le capitalisme complique toujours plus sa capacité à produire l’illusion d’une viabilité et laisse penser qu’il y aura toujours moins de répits dans les temps à venir, les crises étant déjà un état permanent pour les peuples qui affrontent l’impérialisme ou qui subissent de plein fouet la destruction de leur contexte écologique. La dynamique mortifère et autoritaire dans laquelle le capitalisme continue de nous enfoncer révèle autant les enjeux propres à sa survie en tant que forme d’organisation sociale, que la nécessité de nous structurer pour pouvoir le détruire. Plus que jamais il faut agir en fonction de l’urgence planétaire, tout en partant de l’expérience des luttes sans brûler les étapes d’un processus de recomposition pour l’offensive globale. Ce texte fait donc quelques propositions à partir de notre expérience récente et de la crise actuelle, sans fatalisme ni optimisme béat, mais avec la conviction forte que les peuples sont plus que jamais en mesure de renverser l’état des choses existant.

CONTINUITÉ DE L’OFFENSIVE DE CLASSE ET GESTION DE CRISES

Loin de trembler sur ses bases, la politique gouvernementale décline aujourd’hui selon les mêmes modalités qu’hier la défense des intérêts d’une classe mobilisée pour sa survie au dépend du reste de la population. Si l’on veut parler de crise, c’est donc en comprenant la pandémie mondiale comme un événement non anticipé et non comme une rupture dans une temporalité politique entraînant un changement de système. Dans cette « crise », comme dans le processus amorcé il y a bien longtemps du dérèglement de notre écosystème, la bourgeoisie continue de concentrer les capitaux et de s’approprier les biens comme elle le fait depuis toujours sans que rien n’infléchisse le paradigme capitaliste. Si la crise nécessite pour cette classe de déployer une stratégie particulière, elle n’en continue pas moins de se situer dans le temps long de l’accumulation, faisant feu de tout bois pour nourrir ses objectifs.

La gestion de la pandémie par le gouvernement ne dit pas autre chose. On a vu clairement que les premières mesures allaient au soutien aux entreprises et à l’aménagement du droit du travail en leur faveur, alors que les contingences sanitaires s’abattaient différemment en fonction de la place de chacun dans les rapports sociaux d’exploitation et domination, renforçant par-là les divisions sociales, raciales, sexuelles et territoriales qui structurent la société et les rapports de production en temps normal.

Par ailleurs, les mesures d’exceptions et la violence d’État se sont généralisées, dotant les forces de police d’un pouvoir discrétionnaire et d’une impunité accrue dans un contexte où elles ne s’embarrassaient pas auparavant de devoir être soutenues par des dispositifs d’exception pour mener la guerre aux plus pauvres et aux non-blancs.

On peut reconnaitre dans la gestion actuelle de la crise par le gouvernement d’Emmanuel Macron le modèle qui a prévalu dans la gestion des crises auxquelles il a fait face auparavant : par le biais de la communication et de la coercition. Mais le jeu communicationnel du gouvernement ne fonctionne plus. Alors que les sondages de ces dernières semaines indiquent qu’une partie significative de la population2 estime que l’exécutif n’est pas apte à gérer la situation, les critiques et appels à se mobiliser pleuvent de tous bords sur les réseaux sociaux et dans la presse.

À nouveau on observe que plus l’État creuse les inégalités entre les classes, plus il soulève le mécontentement de la part grandissante de ceux qu’il spolie, sans que l’idéologie dominante ne parvienne à en dissimuler les mécanismes profonds. C’est d’ailleurs une constante quasi systématique des démocraties néo-libérales actuellement. À mesure que la violence de classe s’intensifie, les termes du contrat social libéral ne semblent plus faire illusion pour une partie toujours plus grande de la société. En France, on l’a vu récemment à travers les réactions à la gestion de la crise sanitaire, ou le mouvement des gilets jaunes, comme on l’observe dans les révoltes des quartiers populaires depuis plus de 30 ans.

Dans la temporalité où nous nous trouvons, la crise actuelle, qui contient en elle les prémisses d’autres crises – écologiques, économiques et politiques – à venir, semble révéler que ce qui est en réalité la norme du néo-libéralisme atteint de nos jours ses extrémités. Disons au moins qu’elle nous montre que l’instabilité chronique du capitalisme mondialisé risque de s’intensifier à mesure que la concentration des richesses explose.

Pour autant, se reposer sur l’augmentation mécanique d’une conflictualité reviendrait à aller à contresens des signes du temps, ne serait-ce que parce que le camp d’en face est toujours en rangs serrés et prêt à faire front comme il l’était dans les crises précédentes. Si nous pouvons compter sur les acquis des luttes récentes, ce n’est pas tant sur l’effritement du bloc opposé qui a su montrer à chaque fois qu’il était armé et organisé mais par l’élargissement des perspectives de luttes et de mobilisations de notre camp.

Si l’on revient sur la séquence historique qui débute à partir de 2016, caractérisée par le regain d’auto-organisation dans les quartiers populaires contre leur gestion coloniale, la mobilisation offensive de la jeunesse et des bases syndicales dans le cadre du mouvement contre la loi travail jusqu’à celui contre les retraites, l’irruption des classes populaires du péri-urbain et du monde rural lors du mouvement des gilets jaunes, la visibilité accrue des luttes pour l’égalité de genres dans le débat politique et dans la rue, on constate un débordement du mouvement social traditionnel, mais surtout un débordement des divisions internes aux classes populaires.

Avec les gilets jaunes plus particulièrement, on a vu que l’aspect disparate de la classe et de sa géographie était loin d’être un point de non-retour. Au contraire, les plateformes logistiques, centres commerciaux et axes routiers, sont devenus des foyers de mobilisation pour les travailleuses et travailleurs de la grande distribution, du transport de marchandises, de l’industrie manufacturière, du bâtiment, de l’artisanat, du transport de voyageurs, du nettoyage d’entreprises, de l’agriculture précarisée. Les quartiers ont aussi été les lieux de mobilisations locales du prolétariat des villes, d’auto-défense contre la police, de lutte contre la perpétuation de la domination coloniale dans la métropole. La division genrée du travail, accentuée par les formes d’exploitation néo-libérales a aussi pu être subvertie à certains moments, par les fortes mobilisations des femmes dans les grèves et les mouvements sociaux et leur présence massive dans les cortèges des gilets jaunes par exemple.

S’il n’a bien sûr jamais été totalement dépassé, ce qui était facteur de division et d’atomisation de la classe, consécutif à la transformation des rapports de production dans le capitalisme avancé et à la spatialisation des inégalités, a su être temporairement mis en cause.

Il est important d’insister sur la notion territoriale car le point commun des luttes de classes récentes est qu’elles se sont exprimées en tant que territoire, en ont pris la forme, comme premier lieu de compréhension de l’expérience matérielle de l’exploitation et de la domination. C’est l’expression de soi, en tant que sujet d’une classe exploitée et d’un territoire ségrégué qui s’est manifestée de toute part à travers les multiples prises de paroles sur les ronds-points comme lors des rassemblements contre les violences policières dans les centres urbains. Une ré-appropriation de la parole volée, étouffée, largement féminine, comme affirmation de soi et mode de connaissance du lieu de sa classe.

Ces révoltes ont été une affirmation de la nécessité de changements immédiats, par et pour ceux qui ont besoin matériellement de détruire la société actuelle. Leur caractère autonome et leur radicalité nous ont donné du souffle et ont conquis de nouveaux soutiens. En produisant des réseaux de communication et de veille médiatique, ces mouvements ont également permis d’augmenter la circulation des revendications et des initiatives collectives.

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L’héritage d’une sociabilité née de ces luttes s’est entre autres montrée dès l’apparition de la pandémie en France, dans la myriade d’actions initiées en réponse aux manquements des institutions et à la nécessité de prendre en charge temporairement une politique de santé et de solidarité dont certaines ont pu s’appuyer sur des réseaux et des actions déjà en place. Ces mobilisations actuelles rejoignent les prises de positions des travailleurs et travailleuses exposé·es (caissiers, soignants, enseignants,…) et toutes les voix qui expriment actuellement sur les réseaux la nécessité d’en découdre avec le pouvoir quand les conditions matérielles permettront de se rassembler, faisant espérer à certains une rentrée sociale combative et une continuité avec les luttes passées.

Sans pouvoir prédire à l’avance de sa forme et de sa durée, un regain de conflictualité est évidemment nécessaire et attendu par nombre d’entre nous. Mais notre capacité à s’en saisir dépendra invariablement de notre aptitude à transformer nos modes d’action.

CONFLICTUALITÉ ET PERSPECTIVES 

Forts des acquis des mouvements précédents, nous devons faire un retour critique sur nos pratiques récentes. Lors des mouvements sociaux des dernières années, de la Loi Travail aux retraites, certaines tendances de l’autonomie ont critiqué les stratégies réformistes et ont tenté de les dépasser en actes. Cela s’est révélé insuffisant pour rendre victorieux les mouvements, ou même en comprendre les échecs. En premier lieu car celles-ci furent invalidées et débordées directement par les bases syndicales, sans que cela ne suffise aucunement à ce que le mouvement récent contre la réforme des retraites, par exemple, se solde par une victoire. Le facteur déterminant reste avant tout selon nous l’incapacité des centrales syndicales à déployer une stratégie globale en direction de la classe, en prise avec les réalités contemporaines de l’exploitation, et de proposer des modalités de luttes en adéquation avec celles-ci, plus qu’une question de radicalité des mots d’ordre.

Le mouvement des gilets jaunes est entre autres, dans sa forme, le produit de ces échecs des syndicats à être en prise, au-delà des grands bastions, avec l’ensemble de la classe dans sa diversité et son éclatement. Son caractère spontané et radical s’est manifesté en-dehors de tout cadre organisationnel préexistant. Critique des formes de représentations traditionnelles des structures politiques et syndicales, et composé des fractions de classe rarement représentées par celles-ci, il doit être analysé en premier lieu à l’aune des liens extrêmement faibles existant entre les organisations militantes et les travailleurs au sein des nouvelles organisations du travail et des territoires paupérisés. C’est l’échec de ceux prétendant défendre les intérêts des classes populaires qui a poussé les gilets jaunes, comme les habitants des quartiers populaires lors des révoltes de 2005, à ne compter que sur eux-mêmes.

Mais à moins de prétendre que l’autonomie ne se heurte pas, pour beaucoup des groupes qui la composent, aux mêmes écueils quant à la fragilité de ses liens et de ses stratégies avec les classes populaires, il faut reconnaître la disjonction existante entre le besoin de se déployer au sein de toutes les sphères de la production, de la distribution des marchandises, dans l’ensemble des territoires, et nos capacités réelles à le faire.

L’intervention de la gauche extra-parlementaire au sein du mouvement des gilets jaunes a eu sur celui-ci des effets non négligeables, sur la présence de l’extrême-droite dans les cortèges ou de leurs thématiques ou la constitution de sources d’informations indépendantes partageant une ligne anticapitaliste. Certains groupes locaux de différentes régions ont été partie prenante du mouvement, sur les ronds-points, les blocages, et ont su être force de proposition aux côtés des gilets jaunes pour massifier le mouvement et pousser la question de l’antagonisme de classe. Mais d’autres en se focalisant sur l’action offensive au cours du mouvement et sur l’institution policière comme adversaire principal, ont buté sur d’autres écueils. Du point de vue du rapport de force militaire et politique, police et justice sont aujourd’hui éminemment plus puissantes et organisées que nous, et nous ne pouvons actuellement espérer emporter de victoires sur ce plan-là. La protection des cortèges face aux offensives policières est souvent impossible, parfois sacrifiée au profit de l’exploit individuel ou de petit groupe. Organisées sous la forme affinitaire, nos pratiques sont on ne peut plus excluantes et semblent parfois nier le rapport de force matériel, comme si l’action violente se suffisait d’un point de vue moral.

Tout aussi dommageable, les pratiques offensives finissent par constituer un horizon en soi, qui induirait que l’insurrection se suffit à elle-même. La focalisation de certains d’entre nous sur le moment insurrectionnel traduit nos insuffisances à produire un discours et une stratégie de l’après, comme une vision étriquée de nos participations au sein des mouvements, qui se posent aujourd’hui avec une acuité terrible. C’est peut-être là le plus grand échec de l’autonomie dans le cadre du mouvement des gilets jaunes : que beaucoup n’aient su s’inscrire au sein de celui-ci autrement que comme acteurs de l’insurrection, avec les limites que cela implique.

Rétrospectivement, l’enjeu était d’y développer une pratique en adéquation avec l’expression de la conscience de classe qui y est apparue, qui aurait tenté d’offrir un cadre commun de modalités tactiques à emprunter lors du mouvement, et un horizon stratégique allant au-delà de la seule destitution du gouvernement. De réellement se mettre « à l’école des masses » afin de saisir ce qui se jouait et comment nous pouvions, au sein de la lutte, lui permettre de continuer à gagner en conflictualité et en nombre.

Certains de ces constats peuvent être étendus à nos pratiques en dehors du temps des mouvements sociaux. Entendons-nous bien, l’entraide et la solidarité face à la catastrophe sanitaire et sociale actuelle furent des nécessités impérieuses. Nous écrivons d’ailleurs ce texte depuis notre position de militants pour l’entraide et la solidarité populaire locale. Mais nos expériences nous poussent à envisager que si celles-ci sont des outils indispensables aux organisations qui se targuent de permettre l’auto-organisation des travailleurs et des plus précaires, elles ne peuvent constituer en soi une praxis révolutionnaire, à même de transformer le réel par leur action. La prise en charge par la classe de sa propre survie est sûrement un « ferment » des liens organiques qui doivent se développer entre ses membres – et « qui expérimentent (sous une forme embryonnaire) des éléments de communisme préfiguratif »3 – et avec les organisations dont elle doit se doter.

Historiquement, de nombreuses organisations de solidarité de plus ou moins grande échelle ont accompagné les pratiques des mouvements révolutionnaires. Mais ceux-ci l’ont fait sans confondre buts et moyens : la solidarité et l’entraide sont des moyens pratiques, parmi d’autres, qui doivent permettre de détruire le système produisant les inégalités. De notre point de vue, l’auto-défense est avant tout un repli tactique mais ne peut se substituer à la perspective de rassembler durablement en vue de socialiser la santé et les moyens de production. Dans ce cadre, nos pratiques restent assignées à occuper l’espace laissé vacant par l’État, et à devoir composer avec des moyens contraints par les rapports asymétriques dans lesquels elles se déploient. Elles ne pourront jamais que constituer une « offre » concurrente et inégale face à l’État ou oeuvrer à la construction de zones libérées partiellement de celui-ci. Elles n’impliquent aucunement une prise de conscience de la nécessité de le détruire, et laissent de côté le fait que les zones « libérées » sont bien vite reconquises, détruites, absorbées par la logique expansive du capital. Autant qu’il n’y a pas de mécanicité entre accroissement de l’antagonisme de classe et situation révolutionnaire, l’idée de la « contagiosité » des formes d’auto-organisation vers le communisme est pour nous un non-sens. Prise comme une perspective politique stratégique, l’auto-organisation se limite à la possibilité de subversions parcellaires des conditions de la reproduction de la force de travail, mais échoue à penser la réappropriation des moyens de production, et ne peut se substituer à l’autonomie politique de la classe comme condition révolutionnaire4.

Il n’y a pas de mécanicité entre le durcissement de l’antagonisme de classe, les révoltes qu’il induit, l’auto-organisation, et la victoire5 : sacraliser le moment de l’explosion ou de la subversion comme horizons et potentiels points de bascule nous empêche de penser les outils qui puissent permettre un dépassement, et de nous atteler à leur développement. Notre incapacité à bâtir un cadre culturel d’organisation commun se traduit aujourd’hui très concrètement par la résurgence et la prolifération de théories conspirationnistes et crypto-fascistes entourant le virus et la classe politique, d’une critique morale sur sa corruption, avec pour seule perspective qu’une fois le confinement fini, nous reprenions la rue et renversions ce gouvernement. Cette incapacité à produire l’idée commune d’un dépassement et à s’organiser pour celui-ci nous effraie. Les exemples récents que furent les révoltes dans les pays arabes, par-delà les spécificités de chacune d’elles, nous rappellent ce que signifie une insurrection qui défait un gouvernement mais ne peut s’attaquer au système qui le produit, et de la réaction inévitable qu’elle appelle, que l’on voit germer aujourd’hui à l’aune de cette crise mais aussi depuis de nombreuses années, dans le souhait du retour d’un État national fort.

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Pour penser cette riposte, il ne faut donc ni céder au sentiment de puissance des temps forts du mouvement social, lorsqu’il se radicalise et se fait déborder spontanément, ou bien à la satisfaction tirée des luttes locales et spécialisées. Même quand celles-ci excèdent la forme groupusculaire, toutes ces pratiques au mieux regroupées dans la forme de la constellation ou du réseau, seront vouées à l’éternel cycle de décomposition/recomposition une fois les mouvements sociaux passés, les liens affinitaires défaits, ou lorsque la gestion des forces uniquement vues par le bas nous fera inévitablement stagner ou nous épuiser. L’aspect diffus de ce qui compose aujourd’hui l’autonomie face à l’événement historique, vu ce qui se profile en termes de crise financière et de restauration autoritaire du pouvoir, nous pousse à envisager qu’il n’y ait même plus de possibilités de recomposition, mais plutôt un anéantissement total.

À mesure que s’étend la précarisation et que nous voyons advenir le désastre social et écologique qui nous attend, autant que la clarté avec laquelle se révèle l’antagonisme de classe comme question de vie ou de mort, nous devons nous poser la question de l’organisation de la riposte. Une riposte qui soit autant en mesure de tirer profit de la remise en cause généralisée du pouvoir et des formes d’auto-organisation qui en découlent, que de se reconstruire à partir de la nouvelle réalité sociale, actuelle, et celle, encore inconnue, qui adviendra à l’issue de cette crise. Une riposte qui appelle nécessairement à une organisation déterminée par les luttes, leurs écueils, et ce qu’ils nous enseignent.

VERS L’AUTONOMIE, POUR LE COMMUNISME

Pour se coordonner à l’image de l’ensemble de la classe et de ses territoires, la question évidente d’un point de vue stratégique est celle de la liaison des espaces entre eux et de la simultanéité des offensives, sans laquelle aucun dépassement durable ne sera jamais possible. Pour qu’une telle simultanéité advienne, il nous faut un cadre qui soit en mesure de se hisser à la hauteur des contradictions spatiales, de l’éclatement des unités de production et de l’absence de catégories socio-professionnelles communes, afin de reproduire ce qui fut débordement du territoire pour l’amplifier.

Pour que ce cadre voit le jour, il faut se demander sur quelles bases ce qui fait la disparité de la classe mais également ses contradictions internes, peut exister dans un espace commun. Pour cela, il ne faut pas considérer le territoire comme une entité homogène, car la spatialisation des inégalités ne produit pas d’identités fixes, naturelles, et ne gomme pas une série d’antagonismes au sein de la classe, qu’ils soient de race ou de genre. La sphère domestique comme lieu de reproduction de la force de travail peut être considérée comme un territoire à part entière, jusqu’à la sphère de l’intime, où s’affrontent des intérêts divergents entre genres par ailleurs liés par des déterminations de classe communes.

Prendre acte des débordements des territoires ne signifie pas penser ce qui serait de l’ordre d’affrontements de régions entre elles, mais saisir les contradictions internes de la division sociale dans le lieu où elles se manifestent de façon nécessairement hétérogène, pour qu’elles trouvent un cadre commun d’expression et d’organisation. Ce cadre n’est pas une énième proposition d’additionner, ou d’aligner de façon horizontale, différentes formes de rapports sociaux d’exploitation et de domination, mais un espace où ces rapports peuvent exister de façon autonome, se confronter entre eux, tout en formant une force liée organiquement.

Pour cela, le premier pas évident est de relier entre elles les différentes initiatives de solidarité et luttes locales, les différents lieux de contre-pouvoir et espaces culturels, les regroupements informels issus des mobilisations, des entreprises, des syndicats, les médias d’intervention dans les luttes, d’enquête, les espaces d’analyse et de production théorique… Mais pour dépasser la forme du réseau ou l’horizon brumeux de la « convergence des luttes », le travail de liaison est impensable sans la production globale d’un savoir immanent à la classe et ses luttes, un savoir sur la classe et par la classe, en tant qu’elle est disparate comme force de travail et segmentée en tant que territoire, et afin de garantir son unification. Un savoir qui assure la représentation et l’actualisation constante de la connaissance des nouvelles organisations du travail et des nouvelles compositions de classe, comme des antagonismes qui les traversent, afin de permettre leur confrontation permanente.

À ce titre, l’ensemble des prises de paroles lors des récents mouvements constitue la base de l’expression et du savoir de la classe. Et plus que jamais, l’expérience de la lutte, (avancée, recul, impasse, expérimentations, désir et exigence d’un autre horizon, interrogations laissées sans réponse…) mais également l’expérience quotidienne (habitat, travail, mobilité, sociabilité) doivent être l’occasion d’une expression et d’une mise en forme.

Les liens préalablement tissés entre foyers de lutte durables sur l’ensemble des territoires, permettent d’encadrer la production de ce savoir et d’établir des foyers de coordination régions par région, capables de collecter, de réunir et de restituer, récits de soi, du collectif, entretiens, réflexions politiques, artistiques, écologiques… produire de l’enquête et générer des formes d’auto-enquêtes afin de continuer et d’amplifier la prise de parole lors des mouvements, achever de démystifier la place de l’État et sa gestion des crises qui révèlent plus que jamais son rôle d’instrument de la domination de classe.

En s’élaborant dans un rapport de déterminations réciproques, simultanément, avec la construction d’une organisation commune, ce qui fut de l’ordre de la prise de parole peut devenir le savoir offensif de la classe. C’est-à-dire lorsque le savoir peut être partagé massivement entre groupes sociaux hétérogènes, permettant à la fois de régler les antagonismes internes à la classe et de produire la stratégie de la classe contre celle de l’État.

Ce cadre est le parti où s’expriment les contradictions générales des rapports sociaux, la réunion de celles et ceux qui veulent le communisme comme abolition du travail et nouveau mode d’habitat terrestre, et qui aujourd’hui avancent avec une perception géographique de la classe et de sa conflictualité.

Garantie de l’autonomie de la classe, le parti est un processus qui se reformule sans cesse et démontre sa capacité d’adaptation, selon le savoir produit par la classe et sur la classe. Le mot parti prend son sens comme un espace de coordination commun où, armée d’un savoir global, la classe peut établir ses propres cartes, géographiques, sociologiques, politiques, qui servent à établir des perspectives et redistribuer les tâches à une grande échelle. En dessinant ses cartes, le parti s’élabore en retournant contre le pouvoir la fragmentation du travail et la division sociale du territoire qu’il a façonnées en réaction aux luttes de classes qui nous ont précédé. Il se donne définitivement les moyens d’unifier et de massifier, il se déploie à partir de la spatialisation des inégalités, et peut envisager de bloquer simultanément l’ensemble des foyers de circulation des marchandises et des lieux de production. Dès lors, la perspective de mener des campagnes nationales et internationales jusqu’à bloquer l’économie, ne restera peut-être plus à l’état d’horizon fantasmagorique ou de percée groupusculaire précipitée vers les filets de la répression.

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En assurant le passage de la prise de parole au savoir démystificateur et en construisant la stratégie, le parti est un des lieux où se forme la culture propre à la classe. Là où s’élabore l’ensemble des conceptions, tant issues du bon sens de la vie quotidienne que philosophiques, sociales, artistiques, environnementales, qui constituent de nos jours, une vision du monde issue de l’expérience de celles et ceux qui ont matériellement intérêt à rompre avec le mode de production capitaliste. Une culture de classe qui permette autant de saisir l’événement historique dans ses dimensions multiples que de l’infléchir et de s’imposer comme autre modèle de société.

L’expression de cette culture ne se limite pas à la propagande ou l’affichage militant qui caractérisent tant de revues, de sites, de clips… parfois jusqu’au mimétisme de la culture dominante sous le prétexte illusoire, voire réactionnaire, de toucher le plus grand nombre, ce qui, par ailleurs, reste à prouver. Au contraire, elle est un espace où nous héritons, transmettons et discutons autant des formes de savoirs et d’expressions minorés, de l’héritage des formes passées que nous expérimentons celles qui subvertissent le présent et annoncent une nouvelle ère. Mais dans tous ces cas de figure, l’essentiel est notre capacité à utiliser cette culture comme le moyen de faire soi-même des rapports entre différentes réalités, pour leur donner une visibilité nouvelle, combattre leur prétendue immuabilité, procéder au montage qui reconstitue leur totalité.

La sclérose bureaucratique n’est évitable que si le parti est à la fois moyen de production simultané de cultures et de stratégies, où prises de parole, modes d’expression et élaboration collective de la lutte sont intimement liés. Il est l’outil, et non pas une fin en soi, que se donne consciemment la classe pour garantir son autonomie et être à la hauteur de l’organisation de la classe antagonique et de sa capacité à imposer sa conception du monde. Il ne s’identifie pas à la structure de la classe antagonique, ne cherche pas à se bâtir symétriquement en tant qu’État ou organisation sociale, mais par contre il s’organise politiquement et militairement pour détruire son adversaire.

L’organisation de la classe en parti ne scinde plus le moment de la revendication à court terme, l’élaboration d’une nouvelle conception du monde, et celui qui pose la question de la prise du pouvoir et de la destruction de l’État, mais déploie l’ensemble de ses forces et ses intelligences jusqu’à la victoire.

Aujourd’hui se pose nécessairement la question de la temporalité et de l’échéance. Dans quelle mesure l’amélioration immédiate de nos conditions de vies, qui aujourd’hui va de pair avec notre capacité à faire face à la précipitation imminente du monde à sa perte, rentre en adéquation avec le processus lent et sinueux de la construction d’un parti de masse ?

La question, déjà vieille au sein de l’autonomie, de la transformation directe des conditions de vie, prend ici une nouvelle actualité. C’est parce qu’il y a imminence de la destruction et que l’on ressent son influence plus que jamais, que le changement immédiat des conditions matérielles d’existence doit s’imposer comme nécessité historique, avènement d’un nouveau contexte écologique. C’est parce qu’avec la crise s’annonce une reprise marquée par une austérité autoritaire, que le refus du travail, les occupations, les expropriations, le blocage de l’économie sont des moyens de mobilisations massives. C’est parce que nous allons faire face dans un futur proche à une bourgeoisie surarmée et surprotégée depuis les murs les plus hauts que l’histoire n’aura sans doute jamais vus, que nous devons avoir un parti qui puisse garantir l’offensivité de la classe.

Prenant en compte ces précipitations du temps, le parti déserte la sphère parlementaire, non par un anti-électoralisme moral, mais parce que les renouvellements des tentatives électorales des partis réformistes (Podemos, Syriza, France Insoumise, Bernie Sanders et même Potere al popolo) ont toutes montré, quoique pour des raisons différentes, le caractère réactionnaire de leur gestion du pouvoir ou simplement leur incapacité à le conserver ou bien à le prendre. De même que les tentatives d’influencer ces formations politiques de l’intérieur ne semblent pas à la hauteur de l’urgence planétaire. Sans parler de tous les modes d’entrisme mille fois renouvelés et toujours autant voués à l’échec, quand ils ne confinent pas au don de soi aveugle ou à la trahison programmée.

Sans plus se laisser distraire par ces échéances trompeuses ou être tenu en échec par le refus de l’organisation, le parti à venir doit donc s’appuyer sur la conjoncture pour exploiter le potentiel idéologique et pratique de l’élan général de solidarité temporaire, pour qu’il devienne une force organisée. C’est parce que nous sommes peut-être une des dernières générations à être en mesure de changer le contexte du vivant, que le long chemin de l’organisation s’impose immédiatement, sans plus attendre. L’enjeu est de se maintenir d’un bout à l’autre du temps du changement immédiat des conditions de vie et du temps qui instaure le communisme.

Cette perspective doit transmettre force et joie, faire barrage à l’imminence des temps obscurs, forger notre détermination à habiter un monde autre. Un monde où le travail est autant le moyen de notre reproduction que de réaliser ce qui, en nous, est confiné depuis bien plus longtemps qu’au commencement de cette crise. Le souffle de la transformation du monde à partir de potentialités concrètes doit nous porter et fonder une nouvelle communauté, à l’encontre des mythes du progrès tout comme du nihilisme ambiant.

À tous les prophètes de malheur qui ne manquent pas de surgir dès que s’assombrit l’époque, en exploitant les affects désorientés dans l’ombre de la catastrophe, nous répondons que l’analyse et la transformation de nos conditions d’existence, sont les voies les plus sûres vers le ré-enchantement du monde. Là où les rapports entre terre, ciel, outils, habitats et corps sont le fruit de la nécessité et du plaisir tous deux inscrits dans un temps dont on a la maîtrise. Plutôt que jouir du désastre ou l’ériger comme force motrice du salut, contre les usurpateurs de la parole qui décide du châtiment ou de la rédemption, nous sommes de ceux qui ne parviennent au bout de leur cheminement qu’à la condition d’une longue élaboration collective. Celle-ci ne se fait pas dispersée sous le coup de la menace, mais au sein d’une communauté à la fois soudée et conflictuelle qui sait qu’elle va parcourir un long chemin.

« Le phénomène de crise revêt alors le masque subjectiviste de la crainte et le masque objectiviste du nihilisme : il est enduré mais non élucidé, déploré mais non changé. Le changement est d’ailleurs impossible sur le terrain de la bourgeoisie, ou, pourrait-on dire, dans l’abîme qui s’est ouvert à elle et où elle s’est installée, et tout changement y serait impossible même s’il était voulu, mais il ne l’est pas. Car la bourgeoisie a plutôt intérêt à attirer tout autre intérêt opposé au sien dans sa propre défaite ; et pour amollir la vie nouvelle, elle fait de sa propre agonie un état apparemment fondamental, apparemment ontologique. L’impasse typique de l’Être bourgeois est étendue à toute la condition humaine en général, à l’Être en soi. »

Ernst Bloch, Le Principe Espérance I.

« … le vert de la terre brillera à nouveau pour vous
et montagne et mer et nuages et astres,
les forces nobles, égales à des héros fraternels,
viendront devant vos yeux… »

Friedrich Hölderlin, La mort d’Empédocle

  1. Voir également https://www.liberation.fr/planete/2020/03/24/le-virus-pourrait-etre-transporte-par-la-pollution_1782754
  2. http://www.odoxa.fr/sondage/6-francais-10-ne-confiance-gouvernement-reussir-deconfinement/
  3. https://acta.zone/ou-en-est-on-de-la-question-du-pouvoir/
  4. https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/100520/sylvaine-bulle-une-politique-d-emancipation-doit-mettre-l-etat-distance
  5. https://acta.zone/autonomie-et-contre-pouvoir-repenser-la-question-de-lorganisation-apres-le-mouvement-des-gilets-jaunes/