Mohamed Hassan: « Il n’y a pas de guerre civile en Éthiopie »

Grégoire Lalieu / Frans De Maegd
21 Nov 2020

Un conflit ravage la région du Tigré en Éthiopie depuis plusieurs semaines. Certains parlent même de guerre civile. Comment le Premier ministre, Abiy Ahmed, qui avait reçu le Prix Nobel de la Paix s’est-il retrouvé à faire la guerre? Qui sont ceux qui contestent son pouvoir? Quelles répercussions pour la Corne de l’Afrique? Ancien diplomate éthiopien, Mohamed Hassan (La stratégie du chaosJihad made in USA) nous explique les enjeux de ce conflit.


Des mouvements populaires et une révolution pacifique ont mis fin à la dictature du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) en Éthiopie, il y a deux ans. Dictature qui avait été dirigée d’une main de fer par Meles Zenawi durant de longues années[1]. En 2018, Abiy Ahmed était porté au pouvoir. Le nouveau Premier ministre reconnaissait les partis d’opposition et signait un accord de paix historique avec les voisins d’Érythrée. Abiy Ahmed obtenait même le Prix Nobel de la Paix pour ces démarches. Mais depuis quelques semaines, des combats opposent les forces du FLPT à l’armée nationale. Certains observateurs parlent même d’une guerre civile. Comment l’Éthiopie, qui semblait avoir retrouvé la paix après une histoire mouvementée, a-t-elle sombré à nouveau dans la violence?

Il ne s’agit pas d’une guerre civile. Les forces du TPLF qui avaient été renversées en 2018 ont attaqué le gouvernement éthiopien pour tenter de reprendre le pouvoir. Mais les membres du TPLF ne représentent pas la population du Tigré, c’est un groupe minoritaire qui ne défend que ses propres intérêts. Après avoir dominé l’Éthiopie pendant 27 ans, le TPLF a été chassé du pouvoir. Il a refusé la main tendue par le Premier ministre qui a réuni tous les mouvements politiques autour de la table pour construire un nouvel avenir en Ethiopie, et il s’est replié dans le Tigré. Avec l’argent qu’ils avaient volé, en tentant de saboter l’autorité du gouvernement central et en essayant de provoquer des conflits ethniques, les responsables du TPLF ont voulu reprendre le pouvoir. Ils ont ainsi attaqué une base de l’armée nationale dans le Tigré pour voler des armes et lancer une offensive vers Addis-Abeba, dans le but de destituer le Premier ministre. C’est ce qui a provoqué la guerre actuelle. Mais le TPLF est vaincu. Il est encerclé dans la capitale du Tigré, Mekelle, et n’a d’autres choix que de se rendre.

L’Éthiopie est un grand pays multiethnique. Comment un groupe minoritaire comme le TPLF a-t-il pu tenir les rênes du pouvoir si longtemps?

Read also:
Namibia slams former colonial ruler Germany for defending Israel in ICJ genocide case

La domination du TPLF reposait sur cinq piliers. Ils avaient tout d’abord créé une fausse organisation, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) qui était censé associer les Amharas et les Oromos, groupes majoritaires, ainsi que les peuples du Sud. En réalité, le FDRPE était dominé par le TPLF, ça lui permettait d’avancer couvert. Le deuxième pilier, c’est le fédéralisme. Le TPLF a organisé un faux fédéralisme qui leur a permis d’appliquer la célèbre stratégie du « diviser pour régner ». Le système était chapeauté par le ministre du Fédéralisme qui était membre du bureau politique du TPLF. Les services de renseignement constituent le troisième pilier. Ils étaient également dirigés par un responsable du TPLF. Et 20% des agents du renseignement étaient issus de la minorité Tigré, ce qui ne représente pas du tout la démographie en Éthiopie. Ces services disposaient en outre du budget le plus important du pays. Dans la même veine, le TPLF se reposait sur l’armée, le quatrième pilier. La plupart des officiers étaient des Tigrés. Enfin, le cinquième pilier s’appuyait sur le contrôle de l’économie. L’Éthiopie était une néo-colonie dont les richesses étaient pillées par les multinationales. En tant que bourgeoisie compradore, le TPLF s’en mettait plein les poches au passage. Mais il ne développait rien pour répondre aux besoins de la population qui était extrêmement pauvre.

Tout cela explique les soulèvements qui ont conduit au reversement du TPLF. Mais comment le gouvernement a-t-il pu mettre fin à cette domination qui semblait bien ancrée, notamment dans les services de renseignements et l’armée?

Le TPLF avait instauré un véritable régime d’apartheid en Éthiopie, mais leur pouvoir a fondu comme neige au soleil à partir de 2017. Certes, il dominait la direction de l’appareil de sécurité. Mais le TPLF est minoritaire et la majorité des membres de ces services appartenait à d’autres ethnies. Quand il y a eu des soulèvements populaires, ces membres ont refusé d’obéir plus longtemps aux ordres du TPLF. Ils refusaient de réprimer leurs frères ou leurs enfants qui se soulevaient.

Le TPLF s’est alors retranché dans la région du Tigré, mais il n’avait manifestement pas renoncé au pouvoir. S’il ne peut pas reprendre Addis-Abeba, pourrait-il chercher la sécession?

Le TPLF a une double stratégie. D’abord, organiser la « longue marche vers le Tigré » où il a pris le pouvoir et de là, déstabiliser le pays. Les bandits du TPLF comptaient sur leur argent, leurs armes et les tensions ethniques pour déstabiliser le gouvernement et reprendre le pouvoir. Ils sont en train d’échouer.

Read also:
The Guardian view on President-elect Donald Trump: a dark day for the world

Le TPLF a aussi une stratégie à long terme: créer un grand Tigré indépendant. Mais la région est enclavée, il leur faut un accès à la mer. C’est pourquoi ils ont toujours voulu faire la guerre à l’Érythrée, ils voulaient récupérer un accès aux côtes de la mer Rouge. Ils voudraient déclencher un nouveau conflit avec leurs voisins, mais c’est un rêve impossible. Les pays occidentaux qui les ont soutenus si longtemps dans leur terreur et dans leurs guerres ne les soutiendront pas cette fois-ci. Le TPLF est condamné. Les médias occidentaux et les groupes de réflexion prétendant qu’il y a une guerre civile en Éthiopie essaient en fait de sauver une organisation criminelle. Cette organisation doit être dissoute et ses responsables doivent se rendre pour répondre de leurs actes devant la justice.

Le TPLF dispose-t-il d’une base sociale importante dans la région du Tigré?

Même pas. Pendant les 27 années où ils étaient au pouvoir, les responsables du TPLF se sont enrichis personnellement. Ils ont placé leur argent dans des paradis fiscaux, mais n’ont pratiquement rien investi dans la région du Tigré. Ils n’ont même pas été capables d’alimenter la capitale Mekelle en eau potable! Le TPLF a perdu depuis longtemps ses liens avec les masses, il ne représente pas le peuple du Tigré. C’est un gang criminel dirigé par une poignée d’individus. En Éthiopie, tout le monde le sait! L’ensemble de la population éthiopienne veut traduire le TPLF en justice. Ce conflit, ce n’est pas une vendetta ni une guerre entre le Tigré et le reste de l’Éthiopie. C’est une guerre contre des bandits qui ont volé le pays.

Y a-t-il dans ce conflit une intervention des puissances impérialistes qui ont soutenu la dictature du TPLF pendant de longues années?

Pas pour l’instant. Les impérialistes savent que les peuples et les gouvernements de la Corne de l’Afrique sont unis contre le TPLF. Dans la région, il  jouait le rôle de gendarme pour les puissances néocoloniales. Il a ainsi envoyé des troupes de « maintien de la paix » dans plusieurs pays. Le TPLF a notamment tué 16.000 Somaliens. Il est détesté dans la région et les gouvernements de la Corne de l’Afrique soutiennent Abiy pour faire reculer ce cancer. Le Soudan qui a récemment connu un changement de gouvernement coopère avec le Premier ministre éthiopien. Tout comme l’Érythrée. Un nouvel avenir peut commencer, sans le TPLF et les ingérences des puissances impérialistes.

Read also:
Le Pr Abdoulaye Wade rend hommage à son collègue Samir Amin

L’accord de paix passé avec l’Érythrée est effectivement historique. L’Érythrée avait arraché son indépendance à l’Éthiopie après 30 ans de lutte. C’était en 1991. Mais depuis, des conflits éclataient souvent entre les deux frères ennemis.

La guerre avec l’Érythrée n’avait pas lieu d’être. Ce conflit était artificiellement entretenu par le TPLF lorsqu’il était au pouvoir en Éthiopie. Ce faux conflit lui permettait de détourner l’attention des véritables problèmes sociaux, économiques et politiques que rencontrait le peuple éthiopien. La guerre a aussi servi de tremplin au TPLF pour devenir la puissance dominante dans la Corne de l’Afrique, avec le soutien des impérialistes. Pour les puissances néocoloniales, le TPLF était un client idéal. Ce groupe marginal, représentant une minorité de 6% de la population, avait besoin du soutien des impérialistes pour se maintenir au pouvoir. Et les impérialistes pouvaient en retour se réjouir d’avoir dans cette région stratégique un serviteur prêt à déstabiliser la Corne de l’Afrique et à briser les relations entre les peuples.

Il semble que la tendance s’est inversée. Il y a quelques années, lorsque le TPLF était encore au pouvoir, vous nous expliquiez que la Corne de l’Afrique avait tout pour réussir si elle parvenait à se libérer des chaines de l’impérialisme: elle est stratégiquement située en face du Golfe et en bordure de l’Océan indien, elle dispose de nombreuses ressources et de capacités agricoles importantes, elle peut également compter sur une large population active…

C’est exact. La Corne de l’Afrique, c’est près de 130 millions de personnes et de nombreuses ressources. Au cours des 80 dernières années, la région n’a pas pu se développer correctement, car elle était dominée par les puissances impérialistes et leurs agents qui appliquaient la stratégie coloniale du diviser pour régner en exploitant les différences ethniques et religieuses. Mais tous les peuples de la Corne de l’Afrique ont des liens historiques, culturels et sociaux entre eux. En coopérant, les gouvernements de la région peuvent sensiblement améliorer le quotidien de ces peuples. C’est ce qui est en train de se passer, un nouveau départ est possible pour la Corne de l’Afrique.

www.investigaction.net

Also read

The war in Ethiopia: revenge of the Amhara, the future of GERD, and the potential migrant crisis