The French Protest Movement

GILETS JAUNES, TERRAINS GLISSANTS

November 18, 2018

Il y a parfois des soulèvements qui mettent à l’épreuve nos certitudes ; les « Gilets Jaunes » sont de ceux-là.
Alors que 1500 points de blocage et de rassemblement étaient estimés partout en France, le ministère de l’Intérieur a annoncé la participation de 282 000 personnes à plus de 2000 actions sur tout le territoire. A titre de comparaison, la première journée contre la Loi Travail en 2016 avait fait sortir 224 000 personnes dans les rues du pays. Une journée de blocages qui a commencé très tôt sur les axes autoroutiers de nombreuses régions, et, à Paris, sur les boulevards périphériques.

“Ras-le-bol généralisé” contre les réformes macronistes

Il faut d‘ores et déjà rétablir ce fait : la mobilisation sur Paris n’engageait pas les mêmes enjeux que celle en-dehors de la capitale. Car l’opération escargot qui a débuté à Porte de Clichy aux environs de 8h qui n’a rassemblé qu’une trentaine de véhicules – ralentissant pourtant la circulation sur 33km – n’avait rien à voir avec l’étendue des actions sur le reste du territoire. Viaduc de Millau coupé. Tunnel du Mont-Blanc fermé. Accès à Marseille quasi impossible. De ce que nous avons vu à Paris, cependant, l’accent a davantage été mis sur les causes et le fond de ce soulèvement, qui étaient exprimées tant sur les barricades de la Concorde qu’à la Rocade de Rennes. Cette mobilisation spontanée ne se limite cependant pas réellement à une lutte contre les taxes sur le gasoil – comme on l’a beaucoup écrit et décrié ces derniers jours. Elle est l’émanation d’un ensemble de mécontentements qui suivent les réformes toujours plus impopulaires du gouvernement, ainsi que la fin de non-recevoir opposée à toutes les protestations sociales. Et chaque “Gilet Jaune” le dira : la hausse du carburant n’est pas l’origine seule de la mobilisation. Ce “ras-le-bol généralisé” sur toutes les bouches est aussi lié à la hausse du coût de la vie en général. “Pour vivre près de mon taff, explique un jeune mobilisé sur la Place de la Concorde, pour me loger, il faut avancer 3 mois de mon salaire mensuel ! C’est quoi ce monde ?”
Car le fait est là : à la suppression des transports publics et la baisse des dépenses étatiques succède la dépendance à l’automobile pour quiconque espère encore toucher de l’argent à la fin du mois. Aussi vrai que les centre-villes concentrent les richesses – et les riches – s’allonge la distance entre le lieu de vie et le lieu de travail des plus pauvres.
Ras-le-bol également d’une classe politique et d’un régime cristallisés en la personne d’Emmanuel Macron : élu par personne, décidant pour les siens. Sur toutes les lèvres, sous différents aspects, on dénonce la non-représentation d’élu·es et la non-participation des populations concernées dans le processus législatif.

L’Elysée cerné à Paris

Nombreux.ses sont celleux qui ont fustigé cette mobilisation avant qu’elle ne débute, des leaders politiques de partis d’extrême-droite et de droite s’étant posés en soutiens du mouvement. Mêmes réactions au sujet des déclarations des cadres de la France Insoumise en amont de ce samedi, favorables à la mobilisation. Cependant ce mouvement l’a revendiqué dès son origine, il n’émane d’aucun parti et aucune organisation syndicale n’y prends part. Derrière le mot “apolitique” qui nous fait à raison grincer des dents, il faut lire en sous-texte la non-affiliation à des organisations partisanes et syndicales qui n’ont pas vu venir le coup de cette mobilisation.
L’habitude de voir des chef.fe.s de files, et de croire en la nécessité de ceux-ci, a sûrement poussé certain.e.s à assimiler le soutien d’élites politiques de droite à un mouvement de droite. C’est cependant aller un peu vite dans la réflexion.
Certes sous nombre d’aspects (patriotisme ambiant, revendication anti-taxes etc) on peut y voir une mobilisation à l’aspect droitier. Mais il faut se pencher de plus près sur le contenu très hétéroclite de l’ensemble du mouvement.
A Paris, des gens qui a priori n’avaient rien en commun sur le plan politique se sont retrouvé·es à occuper une après-midi durant, jusqu’en début de soirée, la place de la Concorde. Des gens dont une partie nous aurait légitimement paru douteuse, chantant la Marseillaise, tendre avec la police, mais dont l’autre nous était familière.
A partir de midi, et jusqu’à tard dans la nuit, une nuée de “Gilets Jaunes” a investi la Concorde, puis les Champs-Elysées, puis la Madeleine, et très vite tout le quartier du palais présidentiel était cerné par la foule, désespérant la police qui ne savait où donner de la tête.
Au son de “Macron démission !” on tenta même de s’approcher à quelques dizaines de mètres de l’Elysée avant de se faire gazer et refouler. Spontanément, une dizaine de manifestations sauvages avaient lieu simultanément dans le quartier, sous les yeux hébétés des touristes.
A la tombée de la nuit, confiant·es de la force engrangée progressivement tout au long de la journée, à mesure que convergeaient les colères dans le centre de Paris, la confrontation avec la police se fit plus affirmée.
Les barricades se dressèrent de la Place de l’Etoile au Louvre, immobilisant les forces de l’ordre. Dans la foule, des retraité·es, des jeunes des quartiers, des ouvrier·es lassé·es, usé·es par le travail et le mépris de celles et ceux qui nous gouvernent.
Rue de Rivoli, un jeune racisé discute avec une retraitée : “On n’a même plus de dignité, y en a marre, tout doit péter”, alors qu’une barricade est dressée sur leur chemin.

Et maintenant ? Faire déborder le vase

C’est dans ce que cette mobilisation a de déroutant qu’elle est précieuse et cruciale. Il n’est plus possible après la journée d’hier de concevoir ce mouvement comme une perte de temps, ou de l’appréhender comme un événement obligatoirement contre-révolutionnaire. Si dans ses composantes, on ne peut pas nier la présence d’éléments qui sans aucun doute possible sont d’une dangerosité manifeste (racisme, sexisme, homophobie…), il faut s’interdire à tout prix d’occulter ce qu’il y a de social dans ce qui s’y exprime depuis hier. Il n’y a pour s’en rendre compte qu’à regarder les lives de Brut ou le reportage de Rouen dans la rue pour se faire une idée très nette du potentiel social du soulèvement en cours.
Sinon, comment pourrions-nous comprendre le revirement d’une partie de l’extrême-gauche sur la situation, à l’instar de Génération Ingouvernable appelant à converger sur les Champs ?
Si l’on a légitimement beaucoup de choses à redire sur les formes que prend ce mouvement et l’efficacité de celles-ci à remplir certains de ses objectifs, le doute doit être résolument levé sur qui en est à l’origine. Des gens au RSA, au chômage, précaires, livré·es à l’exploitation implacable dans le monde du travail, sceptiques quant à leur propre avenir, ou ayant rompu tout lien avec l’idée d’une prétendue ascension sociale… Veut-on vraiment se couper pour de bon de celles et ceux que nous reconnaissons et soutenons dans nos luttes toute l’année ?
Et si trop nous coûte de nous investir activement auprès de certains “Gilets Jaunes” clairement identifiés comme fascistes, comme évidemment il y en a : qu’est-ce qui nous empêche en parallèle d’agréger nos colères à celles et ceux qui ne le sont pas ? Pour beaucoup des mobilisé·es, la question de l’implication des organisations syndicales pourrait être un cap franchi dans une lutte effective vers l’amélioration de nos vies. Et si les syndicats entamaient conjointement aux blocages une série de grèves sectorielles ? Et si s’y joignaient les manifestations de celles et ceux qui n’en peuvent plus des systèmes d’oppressions structurelles qui s’ajoutent aux conjonctures économiques ?
Comme nous l’avons lu dans nos commentaires, quand le vase a débordé on se soucie rarement de la goutte qui fut de trop. Il nous incombe à présent de continuer à faire déborder le vase. A notre manière.
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