Qui nous protège de la police ?

Par Michel Kokoreff *
Jul 11, 2023

Des émeutes de 2005, réel marqueur social, qu’a-t-on appris ? À chaque fois, c’est l’embrasement médiatique qualifié d’« effet torche », conférant à l’émeute une dimension nationale, avant le retour à l’ordre public et à l’indifférence, les promesses de nouveaux dispositifs de la politique publique se perdant dans les sables de la communication et de l’administration. Jusqu’au prochain drame…

L’homicide policier à l’origine de la mort de Nahel, 17 ans, à Nanterre, le 27 juin dernier, a reposé deux questions centrales. La première est la suivante : pourquoi n’avons-nous rien appris des émeutes de la mort précédentes, sans en tirer les leçons ? Les effets conjugués de la vague de colère populaire qui a suivi la diffusion de vidéo devenue virale, non seulement en France mais dans de nombreux pays, montrant sans ambiguïté le policier tuer à bout portant le jeune homme de nationalité algérienne et française, a soulevé bien d’indignation et bien des questions.

Afin de tenter d’y répondre « à chaud » et de comprendre, alors que l’émeute ne cessait de se propager de jour en jour, la comparaison avec les émeutes de 2005 s’est imposée comme une évidence. Comme ce fut le cas il y a presque vingt ans, de nombreux chercheur·e·s en sciences sociales ont été sollicité·e·s par les médias pour décrypter et qualifier l’événement. Or des questions posées à partir des éléments du cadrage policier du problème, on a pu constater – à nouveau – une totale méconnaissance de la situation sociale dans les quartiers populaires dont on parle et de la dimension politique de l’émeute. En outre, cette comparaison avec 2005 a laissé pens et croire que l’histoire récente de ces révoltes populaires des « sans voix » commençait là et s’y réduisait. En fait, il s’agit d’une vision de l’esprit, une croyance, une pure construction sociale, comme on le rappellera.

La seconde question qui n’a pas été posée est celle-ci : qui nous protège de la police, qu’elle soit nationale ou municipale, de sa vision de l’ordre public, de son racisme institutionnel débridé ? Nous c’est-à-dire la population, les citoyens ordinaires. Soigneusement évitée, on ne peut pas ne pas la poser au regard de l’impressionnante série d’homicides policiers, de l’accumulation des propos racistes et des pratiques discriminatoires envers les jeunes et les familles des quartiers populaires à partir d’une typologie des apparences croisée avec une typologie des délits. De même, la question se repose au regard des dizaines de blessés graves et de mutilations de manifestants et militants depuis au moins cinquante ans, et en particulier depuis 2016.

Ces deux questions sont le fil conducteur de cet article. Il posera que l’on a affaire à un déni de réalité qui participe de la répétition d’un même cycle émeutier et d’un climat social délétère ; plus encore, il en est le symptôme, les mêmes causes produisant les mêmes effets, ceux-ci recouvrant celles-là.

Déficit de savoir, déni d’État, amnésie collective

Depuis les « rodéos des Minguettes », en 1981, l’émeute de Vaulx-en-Velin, en 1990, ou à Toulouse, en 1996, bien sûr en 2005, et donc en 2023, les sociologues ont été nombreux à intervenir dans le débat public en s’appuyant sur leurs recherches empiriques. Toujours ces rébellions, révoltes ou émeutes urbaines (ne choisissons pas pour l’instant) apparaissent telle une énigme : elles constituent comme un film muet, sans légende ni sous-titre. C’est, précisément, qu’elles débordent les répertoires d’action collective établis, les rituels de la contestation sociale (grèves, manifs, mouvement social, négociation, etc.). Que veulent dire les émeutiers ? Quelles sont leurs revendications ? Quels sont les buts poursuivis ? Comme l’avait bien montré Didier Lapeyronnie, l’émeute est un court-circuit : elle est un raccourci qui efface momentanément la distance des instances de représentation sociale et politique ; elle dit par la violence de rue et la rage contenue qui explose soudainement ce que l’État et la société civile ne veulent pas reconnaître, tant par impuissance que par stratégie politique : la violence de la police, son pouvoir discrétionnaire, le mensonge institutionnalisé, le racisme, l’exclusion socio-spatiale, les processus de ségrégation urbaine et raciale, etc. Ce n’est pas nouveau : l’histoire semble à chaque drame bégayer, et les chercheurs en sciences sociales sont invités à décortiquer l’événement suscitant la stupéfaction et la sidération.

Sans doute ce travail de décryptage a-t-il pris une dimension exceptionnelle pendant et après 2005, les émeutes de la mort prenant pour la première fois une dimension nationale. De sorte que la littérature scientifique sur l’émeute a été abondante. Elle a porté sur les événements en France, mais aussi en Grande-Bretagne et aux États-Unis, dans d’autres pays européens (Belgique, Allemagne), et même en Russie et en Chine. Les chercheurs français (sociologues, anthropologues, politistes, etc.) ont publié des dizaines de points de vue et tribunes, puis après enquêtes empiriques (ou pas), de nombreux livres collectifs ou en nom propre, articles et numéros de revues spécialisées occupant des pans entiers de bibliothèque. (Pour ne vexer personne, on se gardera donc de toute référence bibliographique et note en bas de page, à quelques exceptions près). Un même emballement médiatique a été constaté lors de la révolte des Gilets jaunes, dont les premiers actes fin 2018 ont pu être qualifiés d’émeutes publiques en ceci qu’elles ont eu lieu non plus seulement dans les périphéries urbaines marginalisées mais au cœur des « beaux quartiers » du 8arrondissement et sur les Champs-Élysées, renouant par la tradition insurrectionnelle du XIXe siècle.

Pour ma part, j’ai participé diversement à ce phénomène en 2005, notamment à travers une enquête sur Saint-Denis (93) et la publication d’un livre sur la sociologie des émeutes en 2008, mais aussi en étant nommé par la défense comme « expert » lors du double procès en cour d’assises des émeutiers de Villiers-le-Bel, en 2009 et 2010. De même, après la publication d’un livre de synthèse sur l’histoire des violences policières depuis le 8 mai 1945 et le massacre d’État de Sétif, le 8 mai 1945, jusqu’aux Gilets jaunes, publié en 2020, j’ai été sollicité en l’espace de quelques jours par près d’une trentaine de chaînes de télévision, de quotidiens et d’hebdomadaires, non seulement français, mais aussi belges, allemands, italiens, suisses, anglais, turcs, et même indiens ! Consacrer du temps aux journalistes – certes bienveillants mais ignorant souvent tout des quartiers populaires, de l’émeute et des rapports des jeunes plus ou moins marginalisés socialement avec la police, lisant peu de sciences sociales, pressés par leur rédaction, reprenant les communiqués de la police –, n’était pas seulement faire un travail de valorisation des connaissances acquises. Répondre aux questions posées – à l’exception des chaînes de désinformation continue –, c’était aussi, en bon chercheur, les reformuler, afin de prendre un peu de recul avec l’émotion.

Nulle ironie ici à l’égard de ce que certains sociologues ont appelé des « émeutes de papiers ». Car ce constat n’est pas dénué d’importance. En effet, depuis plusieurs années, la recherche et les chercheur·e·s en sciences sociales ont été fortement discrédité·e·s, censuré·e·s, mis au silence – n’y revenons pas dans le détail ici. L’utilité sociale des sciences sociales est donc avérée en régime démocratique – c’est bien sûr une autre affaire en régime autoritaire. Le procès en légitimité qui leur a été fait ces dernières années n’empêche pas d’exposer un point de vue critique, sinon engagé, du moins pugnace face à la surdité et l’aveuglement ambiants. Mais soulignons que d’ordinaire cette production intellectuelle et discursive s’inscrit elle-même dans toute une division sociale du travail : à la police de réprimer les émeutiers et de restaurer l’ordre républicain ; aux médias de jouer sur la dramatisation et la visibilisation des problèmes sociaux par un phénomène typique d’emballement ; à la classe politique au pouvoir de prendre les décisions qui s’imposent et à l’opposition de faire des propositions ; aux institutions et aux divers acteurs de les appliquer et de panser les plaies ; enfin, aux chercheurs d’objectiver par leurs enquêtes et leur expérience de terrain ce qui s’est passé. Sauf que, fort de l’antériorité de l’émeute, des travaux nombreux sur la jeunesse populaire urbaine, l’historicité de la racialisation et de la sociologie de la police, etc., les interventions dans l’espace public et médiatique sont venus court-circuiter à leur manière cette division du travail. C’est toujours une occasion à saisir de rappeler quelques constats bien étayés…

Dans ce contexte, deux choses m’ont frappé. D’une part, l’impression que l’on avait tout oublié. Je ne parle pas simplement de l’événement déclencheur et de la logique de l’émeute (de sa rationalité si l’on veut), de ses différentes phases (montée en puissance, reflux). J’entends par là des causes structurelles et des causes plus contingentes, et dans ce dernier cas les dynamiques locales expliquant pourquoi l’émeute émerge ici plutôt que là, sous quelle forme ; qui sont les divers acteurs de l’émeute et quelles propriétés sociales les définissent ; en quoi la police constitue la dimension centrale de l’émeute. D’autre part, ce qui a été passé sous silence, au moins les premiers jours, c’est que l’émeute est le langage de ceux que l’on n’entend pas d’ordinaire, mais aussi les initiatives des habitants et militants des quartiers populaires susceptibles de faire de la médiation entre jeunes et police. En d’autres termes, c’est la dimension politique de l’émeute que l’on préfère mettre de côté et sembler ne pas comprendre pour mieux stigmatiser et criminaliser les jeunes et leurs familles. Il fallait donc tout reprendre – ou presque ; ce qui est parfois périlleux…

Plus généralement, c’est l’histoire des émeutes urbaines en France, en Angleterre et aux États-Unis qui semble totalement oubliée – ou méconnue. Comme si dans le cas français, cette histoire commençait en 2005. Or on sait que ce n’est évidemment pas le cas. Les premières « rébellions urbaines » datent de 1976-1977, à Villeurbanne, dans la banlieue lyonnaise, sur fond de tension récurrente entre police et jeunes dans « la galère ». Les années 1970 sont alors marquées par une vague de crimes racistes et sécuritaires, par les effets sociaux du choc pétrolier de 1973 qui se manifesteront lentement mais sûrement par une montée du chômage de masse suite à la fermeture des usines, la crise de la sidérurgie, les premières délocalisations, et à l’échelle internationale le coup d’État au Chili de l’armée commandée par le général Pinochet et soutenu par la CIA, rayant ainsi de la carte le gouvernement de Salvador Allende.

Ces émeutes de la mort ont fait régulièrement irruption au début des années 1980, puis 1990 à Vaulx-en-Velin. Suite à la mort de Thomas Claudio, « parchoqué » en moto par un véhicule de police, trois jours d’émeute ont suivi, dont le pillage de la grande surface au cœur du quartier du Mas-du-Taureau, traduisant les limites des dispositifs de développement social des quartiers institutionnalisés sous le terme de « politique de la ville » à partir de 1988. Le cycle s’est prolongé dans cette décennie, notamment à Mantes-la-Jolie, Narbonne, puis à Laval en 1995 et Toulouse en 1996, Lille en 2000, en 2005 donc, Villiers-le-Bel en 2007, puis dans des villes moyennes comme à Vitry-le-François en 2008, Saint-Pargoire (Hérault) en 2009, Grenoble en 2010, Grigny en 2011, Amiens en 2012, ainsi qu’à Nantes en 2018. À chaque fois, comme l’avait bien montré nombre de militants des cités et de l’immigration, ces émeutes ont répondu au même script : la mort d’un jeune descendant de l’immigration, suite à une interaction violente avec la police dans des circonstances souvent restées obscures, engendre une colère collective des plus jeunes et un désir de justice, suivi d’un appel au recueillement et à l’apaisement sous forme de marches blanches silencieuses toujours impressionnantes. À chaque fois, c’est l’embrasement médiatique qualifié d’« effet torche », conférant à l’émeute une dimension nationale, avant le retour à l’ordre public et de l’indifférence, les promesses de nouveaux dispositifs de la politique publique se perdant dans les sables de la communication et de l’administration. Jusqu’au prochain drame…

À l’étranger, bien que dans des contextes sociaux et politiques très différents, deux pays ont connu un cycle d’émeutes obéissant sinon à un scénario similaire, du moins à une même logique. Il y a eu les grandes émeutes raciales aux États-Unis dans les années 1960. Portées par le mouvement des droits civiques, elles ont conduit à une politique fédérale de déségrégation dont les effets n’ont pas toujours été ceux escomptés, comme en témoigneront les émeutes de Los Angeles en 1992. Et il y a eu la vague des émeutes anti-policières, mais aussi inter-ethniques, en Grande-Bretagne à partir des années 1980, notamment à Brixton, puis à Bristol en 1992, en 2011 à Liverpool, Leeds, Londres, Edimbourg. Le spectre de l’émeute de Brixton de 1981 va hanter la société française au même moment avec leur irruption dans la banlieue lyonnaise, en 1981, à Vénissieux. Mais alors que ces dernières émeutes britanniques conduiront à la fameuse Commission Scarman, préconisant des transformations de fond de la police britannique et instaurant notamment la policing community (que l’on peut traduire approximativement par une police accordant une reconnaissance des minorités ethniques), il n’y eut jamais d’équivalent en France, pays des droits de l’Homme et du citoyen – y compris en 2005. Un comble.

En France, par comparaison, l’expression « jeunes de banlieue » – comme celle de « politique de la ville » présentée par les gouvernements de gauche et de droite comme la réponse au problème que cristalliserait par essence cette jeunesse populaire urbaine – est venue invisibiliser leur background migratoire ou origine ethnique et raciale, inadéquate avec le modèle républicain. C’est toute la différence entre un modèle universaliste et color blind et un modèle différentialiste en vigueur dans les pays anglo-saxons. Il y a donc là l’expression d’un déni majeur, historiquement produit par l’affaire Dreyfus et l’époque coloniale, qui a perduré jusque nos jours, en dépit du marketing politique de la diversité.

D’une émeute, à l’autre

Si l’histoire se répète et « les morts pour rien » se sont accumulés depuis cinquante ans, il y a bien eu une particularité de l’émeute de 2005. Elle s’est déroulée en trois temps. Après la découverte de l’électrocution de Zyed Bena et Bouna Traoré, 14 et 15 ans, dans un transformateur électrique à Livry-Gargan, le 27 octobre, suite au témoignage de leur camarade ayant survécu par miracle survivant de l’électrocution de Zyed et Bouna, l’émeute s’est déclenchée immédiatement à Clichy-sous-Bois, où ils habitaient, elle a été particulièrement violente de leur côté comme de celui de la police. La colère a été amplifiée par les grenades lacrymogènes lancées par la police dans la mosquée Bilal de Clichy, trois jours plus tard, le 30 octobre : comme si celle des pères avait rendu légitime celle des fils – la salle de prière n’étant pas mixte et ne comprenant pas de salle de prière des femmes.

L’émeute s’est propagée dans les villes limitrophes et dans le département de Seine-Saint-Denis lors de la première semaine, avant, passée la première semaine, de prendre une dimension nationale dans près de 200 villes comprenant des « zones urbaines sensibles » sur tout le territoire – à l’exception notable de Marseille et de ses célèbres « Quartiers Nord ». On parle, comme en 2023, de « crise des banlieues », d’ « embrasement », de « contagion ». Or si l’émeute n’est pas un virus, une telle propagation n’est sans doute non sans lien avec un mécanisme d’imitation et de concurrence entre les quartiers pour occuper le haut de l’affiche, bénéficier d’un « quart d’heure de visibilité ». Toujours est-il que face au silence assourdissant du président de la République, Jacques Chirac – comparé par certains à la politique de la chaise vide de de Gaulle en mai 1968 –, le Premier ministre, Dominique de Villepin, a exhumé la mesure de l’état d’urgence. On rappellera que cette procédure d’exception a été mise en œuvre une première fois après la mini-émeute survenue dans le quartier de la Goutte d’or, à Paris, en 1955, au tout début de la guerre d’Algérie qui n’en était pas une puisque celle-ci était un département français, puis une seconde fois en Nouvelle Calédonie, en 1986, dans le contexte de la révolte des indépendantistes emmené par Jean-Marie Djibaou qui conduira à la mort de dizaines de Calédoniens dans la grotte d’Ouvéa.

Ce n’est qu’au terme de la troisième semaine que le calme est revenu après que, selon la formule consacrée, l’ordre public soit restauré. De par son extension et sa durée, les événements de cet automne 2005 ont donné lieu à un grand nombre de dégradations et de destructions de véhicules, bâtiments publics et privés, et la machine pénale a tourné à plein régime, faisant apparaître que les jeunes mis en examen étaient loin de coller au profil-type de délinquants avérés comme l’avait affirmé Nicolas Sarkozy sans attendre le travail de la justice. L’histoire naturelle de l’émeute a été rapportée à la répression policière et judiciaire, à la fatigue des jeunes émeutiers, et aussi à la nette baisse des températures mi-novembre…

De ces faits, il ressort non seulement une stigmatisation et criminalisation des milieux populaires déjà à l’œuvre depuis les années 1980 avec la diffusion des drogues (cannabis et surtout héroïne dans les cités), mais un double processus de dépolitisation « par le bas » et de repolitisation « par le haut » de l’émeute.

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Sans doute cet événement a été un marqueur social : il y a eu un avant et un après 2005. C’est lors de cet événement qu’une partie de la population a (re)découvert la situation sociale dans les banlieues dites « sensibles » : l’accumulation des problèmes sociaux (pauvreté, chômage, échec scolaire, délinquance, insécurité), urbains (dégradation du bâti, déficit d’équipements publics et culturels, manque de transports collectifs, ségrégation urbaine) et ethno-raciaux (ghettoïsation, racisme et discrimination, illustrés par les contrôle d’identité dits au faciès dont la recherche a établi statistiquement l’effectivité). L’ironie de l’histoire est pourtant celle-ci : dans une veine très « gaulliste social », les propositions du Premier ministre ont mis dans la rue l’année suivante, l’autre jeunesse, petite bourgeoise, scolarisée et blanche, à travers la mobilisation contre le CPE (contrat première embauche). D’un répertoire d’action collective (l’émeute) à l’autre (les manifestations de masse et grèves), le second a obtenu gain de cause avec le retrait du CPE par le gouvernement acculé.

A contrario, un tel déplacement a rappelé que les émeutiers de 2005 étaient bien seuls. Cette seule qualification suffisait à les disqualifier, au même titre que la catégorie policière de « violences urbaines », supposant que l’on avait affaire à des délinquants, voire qu’ils étaient soutenus par des organisations criminelles et les réseaux de trafic de drogue dont ils seraient les « petites mains ». D’où le choix des militants des quartiers populaires et de l’immigration de lui préférer le terme de révolte (urbaine ou populaire). À l’époque, ils ont été bien peu soutenus par la gauche et l’extrême gauche, exceptés quelques voix isolées des associations des droits de l’homme, tels que la LDH et le MRAP. Certes les chercheurs, sans leur fournir des « excuses sociologiques » mais en mettant en contexte et en perspective l’événement, ont pris position et donné des clés d’explication, un peu de rationalité, afin de percer l’énigme : « pourquoi font-ils ça ? pourquoi brûlent-ils les écoles, les médiathèques et bibliothèques ? » Outre les causes structurelles déjà évoquées et sans cesse rappelées depuis quarante ans, un argument permet de répondre de façon pragmatique à cette dernière question : si la maîtrise du territoire conduit les émeutiers à rester d’ordinaire dans leurs quartiers – où d’ailleurs la police ne rentre plus de peur de provoquer des incidents –, ces équipements publics brûlés sont accessibles ; il n’est pas question d’aller dans les centres-villes.

La mort de Nahel : un homicide policier

« Quelles sont donc les similitudes et les différences entre 2005 à 2023 ? » La question est beaucoup revenue, le spectre de l’une pesant manifestement sur la lecture de l’autre. Or plusieurs différences ont été d’emblée soulignées. Le point essentiel a été indéniablement – beaucoup l’ont souligné – l’effet vidéo. Celle-ci a très vite circulé pour devenir virale. L’effectivité de l’homicide policier, sans légitime défense, était avérée. On connaît la suite : si elle a mis le feu dans les quartiers populaires, c’est que la situation sociale dans ces derniers constituaient un terreau plus que favorable. Cet effet viral de la vidéo explique, en partie, pourquoi le président de la République, la Première ministre et le ministre de l’Intérieur ont fait, d’emblée, profil bas ; ce qu’ils ne nous avaient pas habitués à faire ces derniers temps. De plus, si l’instruction est toujours en cours, le policier a été mis en examen et placé en détention après sa garde à vue ; ce qui est, là aussi, extrêmement rare.

L’histoire des émeutes rapportée brièvement plus haut montre que, à chaque fois, « l’administration de la preuve », pour emprunter au langage des magistrats, a été plus que compliquée à établir : la parole du policier l’emporte toujours sur celle des témoins – raison d’État oblige. Et la justice a tendance à pencher plutôt du côté de l’institution régalienne que du côté de la société civile. En 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait déclaré que les jeunes avaient été surpris en train de voler du matériel sur un chantier et poursuivis par la police. C’était donc des délinquants, avant d’être des victimes. Ce mensonge d’État a été un des événements déclencheur de la violence de l’émeute. Électrisé par la « racaille » et l’événement, Sarkozy n’avait même pas pris soin de recevoir la famille des deux victimes – ce qu’il fera, peu après son élection à la présidentielle, pour celle des deux adolescents de Villiers-le-Bel, Lakamy et Moshin, percutés en mini-moto sans casques par une voiture de police sérigraphiée roulant sans gyrophare à 66 km/h, comme l’établira l’avocat des familles Jean-Pierre Mignard. Plus tard, lorsque Zyed Benna et Bouna Traoré sont enfermés dans un transformateur électrique pendant une demi-heure, la police entoure la centrale et on entend sur la radio des policiers : « Je ne donne pas cher de leur peau ». Cela s’appelle en droit non-assistance à personne en danger.

Or, les policiers ont bénéficié d’un non-lieu après dix ans de procédures. Dans l’affaire de Nahel, les avocats de la famille ont déposé plainte pour « faux en écriture publique ». À l’origine, les policiers ont prétendu avoir été mis en danger par le véhicule fonçant sur eux, ce que la vidéo dément formellement. On se souviendra également que suite aux violences de Sainte-Soline, le ministre de l’Intérieur avait affirmé dans un premier temps que les forces de l’ordre n’avaient pas utilisé des armes de guerre. Mais là aussi, la preuve par l’image, l’a obligé à revenir sur ces déclarations.

Lors de la marche blanche à Nanterre, une pancarte interrogeait : « Combien de Nahel n’ont pas été filmés ? » De fait, l’effet vidéo rappelle le tabassage filmé des quatre Afro-américains, la mort de Rodney King et la relaxe des policiers, à l’origine de l’émeute de Los Angeles de 1992, qui fera cinquante morts parmi la population ; elle peut nous évoquer la lente agonie pendant huit longues minutes de George Floyd en 2020, à Minneapolis, qui avait suscité une vague d’indignation mondiale et provoqué des protestations collectives aux États-Unis et dans de nombreux pays – dont en France, le 2 juin, à Paris, lors d’un rassemblement massif organisé par le Comité Adama Traoré. L’acteur afro-américain Will Smith pouvait alors déclarer : « Le racisme n’est pas entrain d’empirer, il est juste enfin filmé ». Car, il faut le répéter, le point commun entre Zyed et Bouna, Adama, Théo, Nahel et d’autres, c’est bien qu’ils sont l’objet d’une racialisation des pratiques policières, et par extension d’une partie de la société.

Au début des années 2000, la révolution numérique était en cours mais les smartphones n’étaient pas aussi répandus qu’aujourd’hui, pas plus que les réseaux sociaux aussi nombreux et utilisés parfois 24 heures sur 24. Plus largement, on l’a bien vu avec la séquence de contestation sociale amorcée en 2016, il se produit un dédoublement des scènes contestataires : la révolte a lieu simultanément dans la rue et sur Internet ; elle est à la fois physique et virtuelle. La vague de collages féministes dénonçant à partir de l’été 2019 dans la région parisienne et d’autres métropoles les violences sexuelles et leur continuum est à cet égard un phénomène majeur de ces années marquées par « la déferlante #MeToo ».

Ce déplacement et cette démultiplication des scènes de la révolte engage aussi un redéploiement de la répression ; d’un côté, les mobiles sont exploités pour chercher des preuves de la culpabilité des personnes interpellées, mises en garde à vue et en examen, pour être finalement condamnées à des peines de prison ferme avec des dossiers bien légers sur la base des échanges et images diffusées, et par un effet de casier judiciaire qui légitime aux yeux des procureurs, en plus du contexte social, leur sévérité ; de l’autre, si des fake news ont circulé sur la décision de couper Internet dans les quartiers populaires suite aux événements, d’ailleurs aussitôt censurés, on sait que les demandes de la justice aux opérateurs ont été nombreuses ces derniers jours pour remplir le dossier à charge des mis en examen ; et on ne peut exclure que des mesures aient été prises pour surveiller, effacer l’activité sur certains réseaux, etc. C’est dire qu’à la viralité de ces derniers vient répondre une police des réseaux. Jeunes et militants cherchent à se protéger au nom de la liberté d’expression – quitte à ce que cela soit une preuve de leur « culture du secret » et de la clandestinité, ce qui justifie que les services aient si peu de charges contre eux puisque, précisément, ils utilisent des messageries et des logiciels cryptés…

Ce n’est sans doute pas la seule cause de la diffusion rapide de la colère, et donc de l’émeute ou de la révolte des quartiers populaires, obéissant à une logique plus complexe qu’il n’y parait. Néanmoins, cet effet vidéo a pu contribuer à la diffusion rapide de la colère. Sa reprise sur les réseaux sociaux et par les médias mainstream a conduit à un emballement médiatique aux effets ambivalents (attraction/répulsion). La chronologie des événements s’en est trouvée accélérée. L’émeute s’est diffusée dès le premier jour, de Nanterre, épicentre, à des communes du 92, comme Asnières et Gennevilliers, Boulogne-Billancourt, mais aussi Montfermeil, Clichy-sous-Bois dans le 93, et aussi Roubaix, Bordeaux, etc. Les nuits suivantes, elle s’est encore étendue, y compris à Marseille, préservée en 2005 non sans raisons liées au maillage dense des centres sociaux-culturels, et aussi dans le centre de Paris, où l’on a assisté à des scènes de pillages d’enseignes emblématiques (j’y reviendrai).

C’est là encore une spécificité à souligner : à ma connaissance, le seul cas de pillage avéré a été à Vaulx-en-Velin, en 1990, où le supermarché du Mas du Taureau avait été mis sac, quelques pillages et la mise à feu d’un concessionnaire Renault en 2005. En revanche, de nombreux pillages ont eu lieu aux États-Unis, notamment 1992, à Los Angeles, à Ferguson en 2014, après la mort de George Floyd en 2020, et en Grande-Bretagne, 1980, 1992 et 2011. C’est dire que l’on a franchi un seuil dans la colère et dans l’organisation des émeutiers sur laquelle on sait peu de choses.

Autre différence de poids : si en 2005 comme dans la plupart des cas connus, les émeutiers étaient bien seuls nous l’avons dit, en 2023, émotion partagée oblige, la posture des journalistes et rédactions a été très clivée ; là où la plupart de ceux rencontrés ont manifesté leur empathie et cherché à comprendre, sans trop de jugements a priori, d’autres leur ont reproché de jouer le rôle de « tribunal médiatique » et disqualifier aussi bien les jeunes des quartiers populaires sur leur manière de se faire entendre. Même chose du côté des politiques : si en particulier les élus de LFI et EELV ont pris position non pour justifier la violence, mais – ce qui est très différent – d’en expliquer les causes et proposer des sorties de crise ; ils ont demandé à l’exécutif non de commenter l’actualité, mais de poser des gestes forts ; du côté des partis majoritaires ont très vite repris leurs réflexes selon des tactiques et une rhétorique éprouvées : dramatisation et dénonciation morale de la violence et des pillages (forcément « insoutenable », pas la mort d’une gamin de 17 ans, ni la violence sociale et symbolique subie) ; déplacement (de l’homicide policier aux violences urbaines) ; inversion de la responsabilité (celle des familles dites « démissionnaires » laissant leurs mômes sortir le soir et menacées d’amendes de 30 000 €) ; et cela, sans vouloir entendre parler des problèmes du fond : la loi de 2017, le manque de formation initiale des policiers, le problème de l’encadrement, la rupture des liens entre police et population, comme si l’une ne pouvait plus être au service de l’autre ; l’absence d’indépendance de l’IGPN ; les bonnes pratiques de nos voisins européens en la matière, à commencer par l’Allemagne. Mais ce sont aussi des sportifs ou des artistes très populaires, comme Killian Mbappé ou Omar Sy, qui ont manifesté leur engagement sur Twitter, à travers des messages d’empathie, de solidarité avec la famille de la victime et d’appels au calme.

La question du pillage

Si la colère est légitime ni la violence ni le pillage ne le sont pour les forces politiques dans leur ensemble. Il y a des limites quand même, une hiérarchie morale ! Et pourtant. Je rappellerais volontiers et la théorie de la « frustration relative » forgée par le sociologue nord-américain Robert Merton dans les années 1950. Pour schématiser, il expliquait que le décalage entre aspirations et ressources disponibles (par exemple, pour consommer) pouvait passer soit par des voies légales (l’achat compulsif ou réfléchi) soit par des voies illégales (le vol ou la délinquance d’appropriation).

Or que font les pilleurs ? Sans en aucune manière justifier leurs actes, on ne peut que constater qu’ils sont bien les enfants de la société de consommation et de la communication. D’un côté, on ne cesse de leur répéter sur tous les tons et avec toutes les techniques de marketing – des plus grossières au plus subliminales : là est « la vraie vie » ! On se souvient de cette punchline de Sarkozy : « Si tu n’as pas de Rolex à 50 ans, tu as raté ta vie ». Ni plus ni moins. D’un autre côté, ils se filment, plus ou moins masqués, et diffusent leurs exploits sur les réseaux sociaux, car le visible tient lieu de réalité désormais. Il faudra faire enquête pour démêler la part des rumeurs de manipulation et d’organisation horizontale, la part de provocation policière et de professionnalisation accélérée.

En Angleterre et aux États-Unis, les scènes de pillage font partie intégrante de l’émeute. Et tout le monde y va, les jeunes, les adultes, les hommes et les femmes ; c’est une occasion à ne pas laisser passer quand on vit avec peu et aspire à beaucoup, le luxe des pauvres. Mais là aussi, on a oublié les scènes de pillage joyeuses après le coup d’État au Chili, comment certains véhicules étaient vidés en quelques minutes de toute leurs marchandises diverses. On a oublié qu’elles étaient fréquentes au temps de l’autonomie italienne lors des années 1970 dans ce que les militants appelaient alors « réappropriation prolétaire de la richesse sociale », elle-même inséparable de pratiques d’auto-réduction (loyers, factures de gaz, d’électricité, tickets de tram, de métro, habillement, cinéma, concerts, etc.). Dans les deux cas, elles avaient des significations politiques. Mais en France, en 2023, non, c’est « intolérable » ; et on comprend bien pourquoi : « ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte », écrivait Victor Hugo dans son poème « À ceux qu’on foule aux pieds », datant de 1871.

Plus largement, devant les peines effarantes distribuées par une justice à la chaîne lors de comparutions immédiates, comme à Nanterre, Bobigny ou Marseille par exemple, avant tout soucieuse d’afficher sa sévérité dans un contexte donné, passant outre le principe de l’individualisation des peines, avec des dossiers bien vides, on pense entre cent exemples, aux CumEx Files révélant la fraude fiscale géante des banques : un VOL estimée à 140 milliards d’euros sur vingt ans. Soit un poids, deux mesures, une justice de classe, aurait dit un certain Karl Marx dans un texte peu connu sur la fonction sociale du crime.

De quel ordre parlons-nous ?

Mais revenons au cœur du déclenchement de l’émeute de 2023. Il a beaucoup été question ces derniers jours de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique encadrant l’usage des armes par les forces de l’ordre. Aurait-elle aggravé le comportement des policiers ? Jusque là, l’usage d’une arme à feu était conditionné par une « nécessité absolue ». À la suite de ce que l’on peut imaginer être un fort lobbying des syndicats de police, en particulier Alliance Police nationale, qui est majoritaire depuis 2014, le texte de 2017 a été à la fois élargi et il a obscurci les conditions d’utilisation des armes à feu, en utilisant notamment une formule sibylline. C’est lorsque les garants de l’autorité publique sont « susceptibles de se sentir en danger » qu’ils peuvent tirer, voire tuer, et faire valoir la légitime défense. La capacité d’appréciation laissée aux policiers est donc extrêmement floue.

Votée sur fond d’attentats terroristes comme la loi de juin 2016, cette loi de 2017 dénoncée par des voix nombreuses, a ouvert la boîte de Pandore. L’effet n’a pas tardé à se manifester. Contrairement aux propos de certain·e·s journalistes mal informé·e·s affirmant que dans les refus d’obtempérer, seulement 1 % des policiers dégainent leur arme, il n’existe pas de chiffre public sur les armes dégainées. En revanche, selon les données de l’Observatoire national interministérielle de la sécurité routière, qui sépare les refus d’obtempérer « non graves » (qui ne justifie pas de sortir une arme) et « graves » (qui y conduisent), il y a eu 2 675 refus dangereux donnant lieu à 157 tirs en 2021, soit 6 % ; ce qui est tout à fait conséquent, et pas du tout un phénomène marginal. Le média indépendant Basta ! a comptabilisé le nombre d’interventions létales entre 2010 et 2022 : considérant les trois dernières années depuis 2020, le taux a doublé (n=131). On a déjà enregistré cinq morts depuis le début de l’année 2023. Il y en a eu deux nouveaux pendant l’émeute.

Sans être l’arbre qui cache la forêt, cette loi est donc dangereuse et mortifère : elle place en situation d’insécurité juridique les policiers eux-mêmes et les citoyens. Au pire, elle légitime d’avoir la gâchette facile et aux autorités de les couvrir. À terme, on peut s’interroger : ira-t-on jusqu’à favoriser une irresponsabilisation pénale de l’usage des armes par les policiers ? Aussi faudrait-il revenir sur ce texte de loi rendant possible les drames que nous déplorons aujourd’hui et à venir, comme le demandent LFI et EELV et d’autres.

Qui nous protège de la police ? De quel « ordre » parle-t-on, sinon celui, policier, qui semble se donner comme fin de toute politique lorsque son impuissance est avérée ? De quelles ressources disposent les simples citoyens pour se protéger des illégalismes de la police ? Le recours au droit suffit-il ? Ce sont bien les questions posées régulièrement dans un contexte où les « bavures » et « affaires » ne cessent de se multiplier depuis des lustres, rarement poursuivies et le plus souvent en toute impunité ; où le rendement judiciaire des contrôles d’identité des « Noirs et des Arabes » souvent musclés est négligeable sur la voie publique, si ce n’est qu’elle démultiplie les interpellations et condamnations pour outrages et rébellions et participe de différentes dynamiques de racialisation à l’œuvre dans les pratiques et les représentations policières ; où la brutalisation et la militarisation du maintien de l’ordre « à la française » multiplient les mutilations et les critiques au plan national et international ; et alors que, plus généralement, le lien et la confiance entre la population et la police censée être au service de la première ne cessent de se dégrader, en particulier dans le cas de nouvelles générations beaucoup plus exposées que les générations plus âgées, comme le montrent les enquêtes statistiques disponibles.

Réformer la police est-il possible ? Difficilement, au regard du statu quo de l’institution policière et du lobbying du syndicat majoritaire qu’est Alliance Police, proche de l’extrême droite et du Rassemblement national. Faudrait-il désarmer les polices – y compris municipales ? Cela semble vain. Pourtant, un regard chez nos voisins européens, en particulier l’Allemagne, suffirait à montrer que la stratégie de la désescalade y prime sur celle – systémique – de la stratégie de l’escalade, les contacts interculturels avec la communauté turque notamment d’unités de police ad hoc sur une forte valorisation de l’anti-criminalité censée obéir à une rationalité aussi bien pénale (lutte contre les infractions), disciplinaire (s’imposer aux jeunes et minorités dans leur espace de vie) qu’informationnelle (recherche de renseignement sur qui fait quoi ?) ; et cela, avec de tout autre résultat outre-Rhin… De même, des voix s’élèvent pour demander une réforme de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale).

De fait, l’existence d’un contrôle externe sur les métiers et les pratiques des policiers éviterait à la « police des polices » d’être à la fois juge et partie et au service du pouvoir politique, et par là, discréditée. Cette réforme passerait par une direction qui ne soit pas issue du commandement des corps de métier (sécurité publique, police judiciaire et maintien de l’ordre), et la présence des membres de la société civile et d’experts indépendants lui redonnant une légitimité démocratique. Mais là encore, cela semble impensable. On est donc dans une impasse, elle aussi politique. Et à la première occasion, selon une plus forte ou moindre intensité, par effet d’accumulation, l’émeute éclatera de nouveau, sans que rien n’ait changé fondamentalement.

Pour finir, je voudrais citer le fameux discours de Martin Luther King Jr, datant de 1967. « Je pense que l’Amérique doit comprendre que l’émeute ne part pas de rien. Certaines conditions continuent d’exister dans notre société et elles doivent être condamnées aussi vigoureusement que nous condamnons les émeutes. En dernière analyse, l’émeute est le langage de ceux que l’on n’entend pas. Elle n’a pas entendu que la détresse des Noirs pauvres a empiré ces dernières années. Et qu’est-ce que l’Amérique n’entend pas ? Elle n’a pas entendu que les promesses de liberté et de justice n’ont pas été tenues. Et elle n’a pas entendu qu’une grande partie de la société blanche est plus préoccupée par la tranquillité et le statu quo que par la justice, l’égalité et l’humanité. Concrètement, les étés d’émeutes de notre nation sont causées par les hivers de retard de notre nation. Et aussi longtemps que l’Amérique remettra la justice à plus tard, nous serons dans la position de voir se répéter des vagues de violences et d’émeutes encore et encore. La justice et le progrès social sont les garants absolus de la prévention des émeutes. […] ».

Ce qui est frappant ici, c’est l’actualité d’un tel discours. On pourrait le reprendre mot pour mot et remplacer Amérique par France, pour comprendre à la fois le cycle de l’émeute et la violence d’État, à la fois sociale, policière et raciale. Donner raison au Pasteur King serait être bien pessimiste, sans envisager que d’autres voies sont possibles pour éviter le prochain drame et une nouvelle émeute montant encore d’un cran, « même si Macron ne veut pas »…

Post-scriptum : le 3 juillet au soir, après 6 nuits d’émeute, le reflux est palpable et se confirme. Le calme semble revenir dans les quartiers populaires. On annonce « que » 120 interpellations, sur un total de 3 915, 673 déferrements et 120 condamnations à des peines de prison ferme. Diverses manifestations font suite aux destructions des commerces, bâtiments publics et à l’agression des maires, dont l’attaque à la voiture bélier du maire de l’Haÿ-les-Roses. « Stop, ca suffit ! », déclare une dame au micro de France-Info TV. Tel est le mot d’ordre désormais : le retour à l’ordre. Au fond, les émeutiers et leurs soutiens ne disaient pas autre chose à propos des homicides policiers : « Stop, ca suffit ! » Est-ce à dire que tout le monde serait d’accord, cela ne peut plus durer, et que se donne à voir, en creux, l’impuissance du pouvoir à régler les conflits ? Mais non voyons, celui-ci reprend la main, multiplie les initiatives (rencontre avec la BAC 75 pour lui rendre hommage, avec les maires, pour les rassurer et envisager une indemnisation par l’État des dégradations subies, afin de prendre des mesures pour relancer la politique de la ville, une fois « qualifié » l’évènement).

Le sujet n’est plus l’homicide policier à l’origine de la séquence mais la démission parentale – vieux discours réactionnaire et raciste depuis 1995 avec la proposition de supprimer les allocations familiales aux parents ayant des enfants engagés dans la délinquance, qui refait surface. Pendant ce temps-là la cagnotte de soutien pour le policier mis en examen atteint le million d’euros et suscite la honte. L’exécutif, lui, n’est responsable de rien ; c’est la faute de l’industrie du numérique, des réseaux sociaux ; c’est la « responsabilité parentale », la répression des parents « non alliés », qui sont en jeu. Misère du politique. Après l’émeute, le visage de la société française qui se dessine serait celui sinon d’une société coupée en deux, du moins en morceaux, qui verrait s’opposer « la haine des flics » à « la bestialité des émeutiers », le Rassemblement national au centre du jeu, et aux aguets. En réalité, rien n’est réglé.

* SOCIOLOGUE, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS

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