Pourquoi nous ne faisons rien quand la maison brûle

Jun 15, 2022

Nul ne sait ce que l’actuelle sécheresse qui arrive précocement dans l’année nous réserve, mais la succession répétée de ces épisodes, alliés à la guerre en Ukraine, remet certaines pendules à l’heure. Il se passe une dramatique fuite en avant du productivisme alimenté par les quatre multinationales (Archer Daniel Midlands, Bunge, Louis Deryfus et Cargill) qui détiennent les trois-quarts du marché des céréales et qui, alors que les stocks existent, font grimper le cours du blé de 280 à plus de 400 euros la tonne au début de la guerre en  Ukraine.[1] Mais à plus long terme, il y a la prise de conscience du krach écologique en train de faire advenir une nouvelle civilisation « sur le fumier de la précédente ». Pour Lydia et Claude Bourguignon qui voient le monde ainsi dans un manifeste qui vient de paraître, le plus « incroyable » est que nous savons que « tous les indicateurs sont au rouge » sans parvenir à remettre en cause notre immobilisme.

Les deux scientifiques sont connus dans le monde entier pour leur croisade contre la destruction des sols qui abritent 80% de la biomasse terrestre et qui sont à l’origine de notre alimentation. Parce qu’ils ont été privatisés, les sols peuvent être pollués sans qu’une directive les protège. Les Bourguignon pestent contre la marchandisation de l’agriculture dont la méthanisation est l’acmé. Ils citent Jean-Pierre Berlan nommant pétroculture la gabegie qui consiste à dépenser 10 calories de pétrole pour produire 1 calorie agricole. Ils pestent contre les mensonges de la publicité agroalimentaire. Ils relient la pollution de l’air et de l’eau (conséquence d’un « développement économique inconsidéré ») à la minéralisation des sols qui fait partie des mensonges et de la « violence agro-industrielle ». La mort biologique par excès de NPK (azote, phosphore, potasse) accélérée par l’irrigation et les labours, aboutit à l’acidification avant l’érosion. Pour qualifier « l’Austerlitz de l’agriculture industrielle », il faut juste savoir que le maximum de production de céréales par habitant était obtenu en 1984 avec 330 kg/an. Depuis lors, on perd 1 kg/an… La phase finale des sols en certains lieux, c’est le bétonnage : 20 à 30 millions d’hectares chaque année disparaissent ainsi.

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Pour l’eau douce, la tendance est à la pollution, et au rejet à la mer dans les zones tempérées alors qu’il faudrait mieux recharger les nappes, lancer des plans d’économie drastiques. La pollution atteint même la pluie. Quant aux océans, ils sont attaqués constamment par tous les types de pollution (pétrole, plastique, mercure, etc.).

L’atmosphère n’échappe pas aux dommages causés par les humains. Pour les Bourguignon, les fautifs ne sont pas les citoyens qui utilisent leurs voitures mais les multinationales de ces filières, qui contribuent à l’étalement urbain et à la déforestation. Les gaz à effet de serre, la pollution sonore et lumineuse qui a un fort impact sur la faune. « L’homme est le roi de tous les animaux, écrivait Léonard de Vinci, car sa cruauté dépasse celle des animaux. Nous vivons de la mort des autres ».

L’enchaînement de pages de ce manifeste sur la destruction de la biodiversité est très cruel pour les humains, mais tout à fait relié à ce processus de destruction physique de l’humanité par la dégradation de sa santé liée à la malbouffe industrielle. « 90%  de l’humanité mange moins de 40 espèces animales et végétales, selon la FAO, mais aussi 3000 molécules chimiques » qui s’incrustent dans nos corps. Plus avant encore, les Bourguignon dénoncent « la dégradation psychique de l’humanité par la mondialisation », « la destruction spirituelle par la robotisation des tâches humaines ».

Pourquoi nous ne faisons rien ?

Claude et Lydia Bourguignon ont identifié plusieurs raisons fondamentales : le mythe du progrès et l’illusion technologique, prédit par Jacques Ellul, l’explosion démographique « sujet tabou » qui amène à se poser la question de l’empreinte écologique (le double de ce que la Terre peut supporter) alors qu’un président américain (G. Bush) a pu déclarer que « le niveau de vie des Américains n’est pas négociable ».  L’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation, la corruption à tous les étages et la fin de la démocratie (un glissement progressif vers des démocratures) avec un capitalisme de surveillance, une financiarisation qui porte « en elle-même » la destruction, l’impuissance des politiques, l’impuissance programmée (par la publicité et le gaspillage induit), tout concourt à une forme de déliquescence généralisée.

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Scientifiques, les auteurs évoquent aussi les poètes qu’on « ne lit plus », qui, pourtant, « vont à l’essentiel », citant Rimbaud : « Homme libre, penseur te crois-tu seul pensant / Dans ce monde où la vie éclate en toute chose / Des forces que tu tiens ta liberté dispose / Mais de tous tes conseils l’univers est absent ». Ils regrettent qu’on n’écoute plus les sages, comme cela se faisait aussi dans l’ancienne Chine, au Moyen-Orient dans le passé.

Ils voient dans le déni une « folie » qui avait été théorisée par Pascal, un déni qui est l’expression de notre peur panique qui conduit à l’hubris, « cette névrose qui ignore les limites », qui pousse « à la perversité narcissique ».

Livre sombre ? Une insulte au futur que beaucoup de jeunes prennent en charge avec courage (comme les jeunes d’AgroParisTech qui ont refusé leurs diplômes. Ce manifeste ne serait-il pas commis par des pionniers de l’agroécologie qui regretteraient le bon vieux temps ? Peut-être sont-ils les sages que nous n’écoutons plus, qui nous alertent, nous aident à « perdre nos illusions ».

Pour ceux qui, avec les aléas climatiques actuels, peinent à voir clair sur ce qui se passe, ce manifeste de 136 pages résume tout ce qu’il faut savoir pour agir. Une pensée radicale qui pousse à agir.

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[1] Selon le conseil international des céréales, les disponibilités pour 2022-2023 sont de 746 millions de tonnes pour une demande de 750 millions de tonnes. Un déficit insignifiant.

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