Gilets jaunes, luttes de classes et implosion du politique!

Par Richard Labévière
10 Décembre 2018

Les émeutes urbaines – qui viennent d’enflammer Paris, Lyon, Marseille, Toulouse et d’autres préfectures et sous-préfectures de France – rappellent que la revendication d’« égalité » n’est pas morte au pays de la Révolution de 1789. Contrairement à celles de Grande Bretagne, d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie – où les structures familiales, façonnées par la reproduction des codes aristocratiques, demeurent très hiérarchisées et inégalitaires – la mémoire française continue à cultiver l’utopie du triptyque inscrit au frontispice de ses bâtiments publics : « liberté, égalité, fraternité », avec une insistance particulière pour l’égalité…

La première des conséquences du mouvement des Gilets jaunes est, d’une certaine manière, de nous redonner une part d’Histoire – du sens de l’histoire -, dont Francis Fukuyama et d’autre idéologues affirmaient la fin. Oui, les Gilets jaunes nous font revivre, un peu, la France historique que l’on aime, celle de l’exception politique, sociale et culturelle, celle de la Convention nationale de Robespierre, des soldats de l’An II, des Misérables, des révolutions de 1830 et 1848, de la Commune et du Conseil national de la résistance (CNR).

Les mouvements, qui redonnent à la France ce « certain sens de l’Histoire » depuis deux mois, viennent de profondeurs liées à la lente édification nationale amorcée à partir du XIème siècle par les grands ordres monastiques. Ces révoltes ne peuvent être réduites à de simples réactions antifiscales et anti-taxes passagères, mais expriment aussi une défiance récurrente des « territoires » régionaux et périphériques face à l’urbanité centralisée des métropoles régionales et de la capitale. On revient au constat de l’opposition Paris et le désert français, dressé par le géographe Jean-François Gravier, dès… 1947. Ces dix dernières années, postes, écoles, chemins de fer, hôpitaux et, plus largement, l’ensemble des services publics ont déserté les campagnes françaises pour se replier au cœur des centres urbains.

Par conséquent, le deuxième message des Gilets jaunes se traduit bien par une révolte des vieilles provinces, des régions, des territoires contre Paris, en ciblant des lieux symboliques comme la place de l’Etoile et l’avenue des Champs-Elysées. Configuré pour sortir de la Guerre d’Algérie, le régime présidentiel de la Vème République n’est plus adapté aux évolutions actuelles, d’autant qu’il a échoué- y compris sous François Mitterrand – dans ses tentatives de décentralisation du pouvoir et des administrations. La révolution numérique a conforté cette apoplexie face à laquelle tous les remèdes connus font défaut.

Enfin, la troisième grande leçon de cette révolte sociale, sans chef ni directoire, sciemment non-organisée de manière pyramidale, indépendante de tous partis politiques et syndicats, impose une réactualisation de la lutte de classes – telle qu’elle est théorisée par Le Manifeste du Parti communiste de Marx et d’Engels (1848). Quelques slogans des banderoles des manifestations et barrages sont parfaitement explicites : « Avant la fin du monde, les fins de mois ! » ou « Macron arrête de faire ton jus avec l’essence, l’eau, le gaz et l’électricité ». Sur ce thème, il faut lire ou relire le grand classique de l’historien soviétique Boris Porchnev, spécialiste des révoltes qui précédèrent la révolution de 1789 : Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648. Ces luttes de classes rurales aboutirent à la convocation des Etats généraux qui mirent fin brutalement à la monarchie.

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Plus généralement, cette nouvelle « lutte de classes »( ciel! Est ce possible! Ce terme était pourtant passé aux oubliettes) peut être rattachée à différentes formes de résistance à la mondialisation contemporaine. Fruit de la fin de la Guerre froide, de la révolution numérique et de la financiarisation des économies, cette globalisation sauvage et mortifère casse sans doute les Etats-nations, les services publics et les politiques de redistribution sociale. Et surtout ce « nouveau monde de progrès et d’innovation » s’obstine à exclure la grande masse des êtres humains des modes de faire et de vie, des codes de gouvernance, des moyens d’information aux mains d’une toute petite minorité d’experts en management , sociétés de conseil et autres grands patrons ou banquiers, seuls bénéficiaires d’une évolution rendant les plus riches, toujours plus riches et les plus pauvres, toujours plus pauvres.

Les Gilets jaunes protestent contre un monde qui travaille à les exclure – eux, leurs enfants et petits-enfants – du travail salarié au profit de caisses automatiques et autres plate-formes numeriques , de toute espèce de citoyenneté et d’existence sociale en les enfermant dans l’unique rôle de consommateurs de grandes surfaces affreusement laides. Devenus en quelque sorte invisibles, les « gueux » d’aujourd’hui revêtent ces gilets phosphorescents comme s’ils voulaient défier la nuit du nouveau monde qui les rejette aux marges des autoroutes numériques, de la course au pouvoir et, en définitive, de toute espèce d’humanité. Au bout de la route, les gueux d’aujourd’hui sont devenus les « animaux » des Start-ups, des nanotechnologies, des robots actionnés par la finance : « l’argent, c’est le sang des autres », affirmait Cecil Rhodes, l’inventeur de l’Apartheid…

Enfin, enfin, la surdité et le mépris des autorités françaises ne fait que galvaniser cette nouvelle lutte de classes. Les Gilets jaunes sont d’abord reçus par un ministre de l’Ecologie qui n’a rien à dire, puis dans un deuxième temps par un Premier ministre autiste qui ne « lâche rien… » . Le ministre de l’Intérieur affirme que le mouvement est instrumentalisé par « l’ultra-droite » et le porte-parole du gouvernement en rajoute en condamnant des « violences… inacceptables ». Qui peut se réjouir de ces violences ? La belle affaire ! Faudrait-il encore essayer de comprendre pourquoi et comment la contestation s’est à ce point radicalisée. Les « petits marquis » du pouvoir sont soit à côté de leurs pompes, soit parfaitement irresponsables !

Un ancien ministre de François Mitterrand nous disait deux jours avant le « samedi noir » 1° décembre : « Macron aurait dû envoyer – à sa place – le ministre des Affaires étrangères au G-20 de Buenos-Aires, pour rester à Paris et présider une Cellule de crise. Ainsi, il aurait pu recevoir lui-même – samedi matin, avant de nouvelles émeutes – une délégation de Gilets jaunes pour annoncer le report, sinon la suppression de la hausse du prix du diesel, renvoyant des Etats généraux en début d’année prochaine. Il s’agissait de la meilleure opportunité pour apaiser le pays avant les fêtes de fin d’année. Mais l’actuel pouvoir exécutif ne comprend rien, plus arrogant que jamais. Il est perdu et raconte n’importe quoi avec ses « valeurs européennes », face à une masse de gens qui n’arrive plus à boucler ses fins de mois… »

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Finalement, c’est exactement ce qui a été fait, mais une semaine trop tard avec certaines taxes suspendues pour… six mois, puis maintenant un an, le temps de laisser passer les élections européennes de mai prochain. Trop peu et trop tard, l’effet d’annonce tombe à plat et rajoute au mécontentement, étant considéré comme une nouvelle roublardise d’un président aux abois, qui désormais ne peut plus sortir de son palais sans se faire copieusement huer.

En réalité, et d’une manière plus profonde encore, on assiste à une crise paroxystique des vieilles démocraties dont le système de représentation ne fonctionne plus, craquant de toutes parts. Députés, sénateurs et ministres (ainsi que les représentants de la technostructure administrative) n’ont plus la confiance de leurs administrés, qui les considèrent comme les « profiteurs » d’un système hors-sol, dont la seule finalité serait sa propre reproduction au détriment des préoccupations quotidiennes de la population.

Dès le début des années 1980, le sociologue Jean Baudrillard nous alertait sur « l’implosion du politique » et les méfaits d’une hyper-réalité de plus en plus abstraite, confiée aux mains de conseillers en communication se substituant progressivement aux représentants du peuple. Il nous disait alors : « que feront les gouvernants lorsqu’il n’y aura plus de gouvernés ? » Nous y sommes ! Et l’autisme des dirigeants, comme l’aveuglement d’une grande partie de la classe politique et administrative française, ne fait que se confirmer de jour en jour, tout particulièrement après les scènes de guérilla urbaine des deux derniers samedi. Incompréhension, inaction….

Avec ses conseillers en communication, le président Emmanuel Macron – qui n’a cessé de répéter qu’il ne lâcherait rien (parce qu’il est le plus intelligent, et par conséquent parce qu’il sait ce qui est bon pour le peuple), à peine revenu de Buenos Aires, descend l’avenue Kléber jonchée de dizaines de carcasses de voitures brûlées. Les télévisions en continu (genre BFM/Bête et Franchement Méchante) saluent en boucle le « courage » du Président qui a ainsi chamboulé son emploi du temps et qui ose même rentrer dans des restaurants pour parler aux gens… Quelques maigres applaudissements de ses partisans clairsemés, mais surtout sifflets et insultes des badauds qui reprennent le slogan des mal nommées « révolutions arabes » : « Macron dégage ! ».

Pris dans la spirale infernale de l’implosion du politique, Emmanuel Macron – sachant parfaitement que les prochaines élections européennes de mai prochain vont être pour lui, Angela Merkel et tous les profiteurs du « nouveau monde » une véritable Bérézina » – continue mordicus à défendre sa politique au nom de « valeurs », sans changer de cap dont il affirme que c’est le seul possible parce que le meilleur pour tous. Malheureusement pour lui, heureusement pour nous, ce sophisme grotesque ne fonctionne plus et – éblouis par les Gilets jaunes – les masques tombent…

Appellation d’un grand mouvement intellectuel et politique russe, le « Populisme » a anticipé les révolutions de 1905 et de 1917. Aujourd’hui, ce qualificatif est devenu particulièrement péjoratif, servant à nommer des courants autrement baptisés de « souverainisme », de « nationalisme », sinon d’extrême-droite. Autre déni et manipulation de l’histoire, les dirigeants actuels racontent n’importe quoi, ayant perdu tout sens de l’histoire et toute espèce de vision à moyen et long terme.

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Là-aussi, la leçon des dysfonctionnements d’une Union européenne, réduite à un grand marché – dont les directives imposent des normes sur les compteurs électriques, les fromages à pâte molle, la taille des ampoules ou les fleurs coupées, sans traiter les problèmes de fond comme le chômage, la santé et la sécurité – n’est pas tirée ! Et les mesures imposées au petit peuple par la Commission européenne exaspèrent des électorats qui, soit s’abstiendront, soit voteront pour les listes les plus protestataires, antisystèmes et « populistes ». On l’a dit, le président Macron le sait et anticipe la débâcle. Mais tenez-vous bien car les conseillers en communication ont trouvé la parade : il suffira d’expliquer au bon peuple que le scrutin a été manipulé par les médias… russes de Vladimir Poutine !

On croit rêver : les dirigeants français et européens s’ingénient à foncer droit dans le mur en klaxonnant, précipitant leur propre chute d’une manière vertigineuse. En ne voulant rien entendre des souffrances de la France profonde, en ne comprenant pas que les Gilets jaunes sont aujourd’hui l’expression d’une nouvelle et profonde lutte de classes, sinon de la résurgence d’un incompressible besoin d’égalité qui touche les fondements de la démocratie.

Samedi dernier, l’Acte IV des Gilets jaunes a confirmé la mobilisation : quelques 200 000 manifestants déployés sur l’ensemble du territoire français. Relayées par les chaines de télévision, les messages alarmistes des autorités – promettant des morts – ont visiblement cherché à dissuader les gens de descendre dans la rue. A Paris, 9000 policiers dernière des véhicules blindés pour 10 000 manifestants… près d’un millier d’arrestations préventives ! Celles-ci ont-elles été effectuées conformément au respect des libertés civiles et politiques de notre pays ? La question mérite d’être posée avant que le président de la République ne reprenne la parole – ce qu’il devrait faire en ce début de semaine – pour faire de nouvelles annonces.

On l’a dit : la crise est profonde et perdure dans une dimension politique, sinon institutionnelle touchant les fondements mêmes du régime de la Vème République. Qu’est-ce qu’Emmanuel Macron peut promettre de plus que ce qui a déjà été annoncé malgré les fanfaronnades d’il y a quelques semaines sur l’air du « nous ne lâcherons rien ! » ? Trop peu et trop tard ? D’autant qu’une majorité de Français – et précisément les Gilets jaunes – a maintenant compris que sa marge de manœuvre dépend de plus en plus de Bruxelles, de la City, de Wall Street et des autres grands acteurs de la mondialisation.

Les Gilets jaunes devraient, maintenant diriger leurs colères et manifestations sur Bruxelles, plus précisément sous les fenêtres de la Commission qui porte la plus grande part de responsabilité du désastre social qui ravage les classes laborieuses des 28 (ou 27, on ne sait plus) pays de l’Union européenne.

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