Debats sur la Stratégie de la Gauche

Le populisme de gauche ne constitue pas une alternative crédible au populisme de droite

Performante lors de la campagne présidentielle, qui met en scène l’élection d’un monarque, la stratégie « populiste de gauche » de Jean-Luc Mélenchon risque de montrer ses limites aux législatives, faute de pouvoir accepter la diversité d’un « peuple » construit autour du leader. A la place du populisme, fût-il de gauche, il faudrait inventer une stratégie altermondialiste-libertaire de l’« arc-en-ciel » pour éviter de paver la voie à de nouvelles oligarchies.

 

En Europe comme aux États-Unis, l’extrême-droite populiste prospère sur les frustrations des classes moyennes et populaires blanches, en leur promettant un retour à un passé idéalisé d’ordre et de prospérité. Un passé où les classes populaires bénéficiaient d’une relative sécurité de vie à l’abri de frontières nationales. Un passé aussi où les Noirs, les Arabes, les Chinois (et les femmes…) « se tenaient à leur place »…

Le populiste de droite tempête contre « les élites mondialistes et apatrides » – tout en s’abstenant de critiquer les transnationales de son pays. Il construit un récit héroïque où le peuple, uni autour du chef, va retrouver son unité perdue en excluant les traîtres et les étrangers. Il joue sur du velours, car le naufrage de la « gauche » (social-)démocrate – son mépris des catégories populaires, son identification avec les privilégiés de la mondialisation – a discrédité les idées même de gauche et de solidarité internationale.

Une chose est sûre : la dénonciation morale du fascisme ou du populisme est inutile. Le récit des Trump et des Le Pen ne pourra être mis en échec que par un autre récit populaire, écologique, démocratique, plus puissant et authentique.

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Mais pour construire ce récit, deux stratégies s’opposent. La première, portée par exemple par Mélenchon ou Podemos, est celle du « populisme de gauche ». Il s’agit de reconstruire un « peuple » uni contre l’oligarchie autour de valeurs progressistes. A la xénophobie on oppose la solidarité internationale, au sexisme le féminisme, à l’irresponsabilité écologique la conscience de l’urgence climatique. C’est autour de la figure du leader que doit se cristalliser une « chaîne d’équivalences » (selon l’expression de Laclau et Mouffe) qui fait converger les diverses luttes contre l’oppression (capitaliste, sexiste, raciste, productiviste…) en une cause unique : « eux » contre « nous », la caste contre le peuple, l’oligarchie contre les 99 %. Le sentiment national, dont le pouvoir d’agrégation est sans égal sur une vaste échelle, est fortement mobilisé – contre l’hégémonie allemande, l’impérialisme américain, le dumping chinois, etc. L’objectif est d’accéder au pouvoir d’Etat central afin de relancer une croissance plus locale et plus juste.

La deuxième stratégie, altermondialiste / libertaire, procède d’une démarche qu’on pourrait qualifier de « l’arc-en-ciel ». La convergence recherchée est intersectionnelle : au sein de chaque mouvement elle mobilise les composantes qui ont conscience que leur combat – féministe, syndical, antiraciste, écologiste… – ne pourra réellement progresser que par une coopération conflictuelle et constamment négociée entre mouvements. Par exemple les écologistes pour la justice climatique, les syndicalistes ouverts à l’écologie ou les féministes anti-islamophobes… L’ennemi – car une figure de l’ennemi est indispensable – est le duo pervers formé par l’oligarchie politico-financière et les démagogues racistes.

L’accent est mis autant sur la lutte contre le capital financier que contre le productivisme et la concentration des pouvoirs. La transformation sociale est avant tout conçue comme l’essor de la puissance d’agir des groupes sociaux, des communautés et de la société civile au détriment des appareils économiques et politiques dominants. La priorité est au démantèlement des méga-structures, à l’essor des initiatives de contrôle et de transition citoyenne et à l’institutionnalisation de contre-pouvoirs (comme des assemblées de citoyen.ne.s tiré.es au sort) au cœur même des institutions politiques.

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La stratégie d’opposition entre « le peuple » et « l’oligarchie » est dangereusement ambigüe. Si l’on construit le « peuple » autour d’un leader charismatique, on relègue nécessairement au dernier plan l’auto-organisation et l’auto-éducation des citoyens. On subordonne la créativité populaire et l’innovation sociale à la cohérence supposée d’une direction unique. De ce fait on ne pourra emprunter que des chemins déjà connus – ceux d’un keynésianisme social et national –, voués à l’échec du fait notamment de l’emprise de la finance et de la crise écologique. On pave aussi la voie à l’émergence de nouvelles oligarchies. Les exemples souvent revendiqués de Chavez, Correa ou Morales, illustrent par leurs dérives autocratiques et productivistes cette dynamique du populisme de gauche. A la différence près qu’il n’y a pas en Europe les marges de manœuvre redistributives fondées sur l’extractivisme que les leaders latino-américains ont su exploiter durant leurs « Dix Glorieuses » (2000-2010)…

C’est pourquoi le populisme de gauche ne constitue pas une alternative crédible au populisme de droite. Dénué de pouvoir réellement émancipateur, incapable de dépasser l’imaginaire autoritaire et productiviste et de contester radicalement les dominations (des hommes et de la nature), le populisme de gauche mène « le peuple » qu’il prétend construire dans une impasse autoritaire qui affaiblira les mouvements sociaux et citoyens et profitera au bout du compte au duo pervers du néolibéralisme et du despotisme.

Construire contre l’oligarchie un « peuple » émancipateur suppose de rejeter fermement les logiques autoritaires de délégation et de privilégier l’auto-organisation des citoyen.ne.s en lutte pour l’invention de nouveaux rapports sociaux et avec la nature. Cela passe aussi par l’invention d’une nouvelle forme politique, un « parti-mouvement » articulant ses différentes composantes de façon souple et non hiérarchique, et exerçant un contrôle institutionnellement organisé sur ses dirigeants et ses élus. Il n’y aura pas de sauveur suprême, nous sommes condamnés à l’imagination pour inventer les outils qui feront vivre la démocratie réelle.

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Thomas Coutrot, économiste, militant altermondialiste, co-auteur du Manifeste des économistes atterrés