Transformer Sainte-Sophie en mosquée: Une nouvelle crise en Méditerranée orientale

Par Dimitris Konstantakopoulos
12/07/2020

La décision du régime turc de faire de Sainte-Sophie, l’un des plus importants monuments de la chrétienté, une mosquée ne peut être considérée que comme une attaque inacceptable contre la culture et la civilisation. Bien sûr, personne ne peut refuser à la Turquie moderne, si son peuple le veut (ce qui n’est pas du tout certain), le droit de devenir aussi “islamiste” qu’elle le souhaite, en abandonnant la tradition de son fondateur Kemal Ataturk. Mais elle peut le faire en construisant et en honorant ses propres monuments et lieux de culte, et non en utilisant des monuments et des lieux de culte construits par d’autres. On se demande également pourquoi l’élite turque semble croire que cela contribue au prestige de son pays de rappeler de temps en temps, en l’an 2020, la conquête de la capitale de l’Empire byzantin en 1453. Quoi qu’il en soit, s’il y a une chose dont l’humanité a besoin plus que tout aujourd’hui, dans une situation aussi difficile, c’est de la tolérance et du respect d’une nation pour une autre, des adeptes et des représentants de chaque religion pour les autres. C’est l’un des principaux critères de la civilisation de tout être humain et de tout peuple.

La décision turque n’est pas un événement isolé. Elle vient s’ajouter à une situation déjà explosive en Méditerranée, qui devient de plus en plus grave et dangereuse à l’heure actuelle. Elle trahit également une Ankara qui, malheureusement pour elle-même, semble avoir perdu son sang-froid, ayant surestimé ses possibilités, pensant qu’elle peut affronter le monde entier sans conséquences, et expose un leadership politique qui nourrit des ambitions excessives. C’est généralement à un tel point que des catastrophes peuvent se produire.

Sur le plan “symbolique”, “idéologique”, la décision turque coupe les derniers ponts entre la Grèce et la Turquie, rendant très difficile toute entente entre les deux pays et plus probable une guerre entre eux, facilitant ainsi les projets de tout centre étranger souhaitant provoquer un tel conflit, pour des raisons d’importance régionale et mondiale.

Quelle que soit la raison pour laquelle M. Erdogan a pris une telle décision, elle reflète certainement l’idéologie et les perceptions des tendances panislamiques et néo-ottomanes de son environnement, telles que celles exprimées par l’organisation SADAT, qui est en concurrence avec les néo-kémalistes et les eurasianistes pour influencer la politique turque. Ces tendances considèrent l’islamisme extrémiste comme la solution, impliquent qu’ Erdogan est le nouveau Prophète (“Mahdi”) et visent, qu’elles le croient vraiment ou qu’elles le disent juste pour faire de la propagande, à créer une grande “confédération” sunnite, derrière laquelle on peut facilement distinguer une variante d’un nouvel “Empire ottoman”.

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Ces plans sont totalement scandaleux, manquent de sérieux et sont impossibles à mettre en œuvre. Toute tentative de les mettre en œuvre provoquera inévitablement la mobilisation contre la Turquie des Arabes, des Grecs, des Iraniens, des Russes et des Chiites. Mais, tant qu’ils inspirent les idéologies et les politiques de l’État turc, ces plans grandioses, bien qu’impossibles, produisent des résultats politiques internationaux significatifs :

“Guerre des civilisations”

D’abord, ils renforcent la politique de “guerre des civilisations” menée par les forces les plus dangereuses et les plus révisionnistes du monde, c’est-à-dire les responsables de la chaîne de guerres sans fin au Moyen-Orient, forces qui tournent autour des idées de Huntington et qui sont exprimées par des hommes politiques tels que Pompeo, Bannon, Netanyahu, etc. Ils veulent pousser le monde islamique dans une politique islamiste agressive et rétrograde, afin d’unir les nations occidentales autour de leurs plans de guerre. Après tout, il s’agit là d’une politique fondamentale du colonialisme occidental dans le monde arabo-musulman depuis au moins un siècle, depuis l’époque où les Britanniques ont interdit aux jeunes filles égyptiennes d’aller à l’école et ont favorise la création des Frères musulmans, jusqu’à l’Afghanistan et l’ISIS. Il serait d’ailleurs utile qu’Ankara et tous les autres pays réfléchissent aux motivations qui ont poussé la Grande-Bretagne de Jonshon à approuver la décision concernant Sainte-Sophie. C’est la Grande-Bretagne qui a participé avec enthousiasme à l’invasion irakienne et à toutes les autres interventions occidentales au Moyen-Orient.

Pour exister et être justifiée, la barbarie occidentale a besoin de la barbarie islamique. Et une Turquie islamiste est un adversaire plus facile (ou un partenaire plus utile, même pour un certain temps, car l’Occident utilise d’abord puis détruit les islamistes extrêmes) de l’impérialisme occidental. M. Erdogan peut avoir l’illusion fatale qu’il trouvera, avec de telles idées, la sympathie de Trump, mais si le président américain le soutiendra certainement, il le fera comme la corde soutient un pendu.

L’ironie de l’histoire est que ces forces, les néoconservateurs, le parti de la “Guerre des civilisations”, étaient directement responsables et à l’origine du coup d’État manqué contre Erdogan lui-même !

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Des alternatives difficiles

Il convient de noter, à cet égard, les difficultés rencontrées par les régimes qui, à un moment donné, sont contraints d’entrer en conflit avec les centres impériaux occidentaux, mais ont du mal à compléter la rupture avec eux, dans la mesure où ils n’ont pas de grande réponse programmatique, mais cherchent également à rester dans le système de la “mondialisation financière”, dominé par l’Empire de Finance. Incapable de parler, comme Hugo Chavez, du “socialisme du 21e siècle”, Erdogan, même si à un moment donné il est venu réciter le grand poète turc et communiste Nazim Hikmet à ses disciples rassemblés, apparemment il ne souhaite pas rompre complètement avec l’Occident et il est condamné, compte tenu également de ses origines politiques, à se tourner vers l’Islam pour obtenir une légitimité et un pouvoir politique.

Cette difficulté, non seulement pour la Turquie, réside dans la formation d’un réseau international d’alliances et de collaborations “anti-impérialistes”. Cela nécessiterait l’existence d’une vision positive alternative et nous n’en sommes pas encore là. Nous le constatons également avec le BRICS, qui a commencé avec de grandes attentes, mais dont les membres sont maintenant sur des trajectoires divergentes, voire conflictuelles, les uns avec les autres, après l’élection de Modi à New Delhi et celle de Bolsonaro à Brasilia. Lorsque les Indiens préfèrent attaquer la Chine et le Pakistan, ou le Brésil Maduro et Morales, lorsqu’ils placent leurs intérêts nationaux étroits tels qu’ils les conçoivent au-dessus de l’idée générale d’opposition au “nouvel ordre mondial”, le résultat est qu’ils ne peuvent pas former un bloc anti-impérial, ce que tout le monde souhaite ardemment lorsqu’il s’agit de faire face aux pressions occidentales ; mais ils l’oublient dès que le danger immédiat passe.

À ce stade, il convient également de rappeler les idées non pas d’un socialiste, mais de John Maynard Keynes, qui a souligné en son temps qu’il ne peut y avoir de paix et de stabilité internationales sans une certaine forme de solidarité, avec les excédents constants des uns au détriment des autres.

Pousser la Turquie à la “surenchère

Deuxièmement, les conceptions néo-ottomanes mettent la Turquie elle-même en conflit avec les Arabes, les Grecs et les Russes, voire l’Iran, et facilitent donc précisément les forces qui veulent pousser la Turquie à la “sur-expansion”, dans des “aventures” qu’elle ne pourra pas mener, afin de détruire ses ambitions “d’indépendance”, de renverser Erdogan si possible et de le remplacer par un régime autoritaire mais contrôlé par l’Occident (et Israël).

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On soupçonne que c’est exactement ce qui motive ceux qui ont poussé le président Trump à envoyer des messages encourageants à Erdogan concernant la Libye et la Syrie, alors qu’on ne sait pas du tout quels messages il reçoit du président américain concernant la Grèce. En d’autres termes, ils veulent probablement créer une fausse conception de la sécurité chez le président turc et le conduire à des mesures qui le détruiront potentiellement, après avoir détruit autant que possible ses relations avec la Russie et tout le monde, une méthode classique qui a été utilisée à de nombreuses reprises dans l’histoire, avec des exemples plus typiques au cours des dernières décennies, par exemple Saddam au Koweït et Milosevic au Kosovo.

M. Erdogan devrait normalement, après les aventures de 2016, savoir qu’il n’est pas accepté par les principaux centres occidentaux et qu’ils le renverseront dès qu’ils en auront l’occasion, ce qui devient évident à la simple lecture de tous les rapports des think tanks américains (regardez par exemple http://www.defenddemocracy.press/allie-difficile-ou-ennemi-eurasien-la-turquie-aux-yeux-des-think-tanks-americains/)

Troisièmement, la décision d’Erdogan et les idées néo-ottomanes ajoutent de nouveaux “explosifs” aux relations gréco-turques qui évoluent maintenant sur une trajectoire très dangereuse, avec la possibilité d’une guerre entre les deux pays, une guerre qui n’est pas certaine de se limiter à un “épisode” chaud et qui, si elle se produit, peut avoir des conséquences catastrophiques pour les deux pays, compte tenu des armes dont ils disposent. Il n’y aura pas de vainqueur dans un tel conflit.

Dans notre prochain article, nous examinerons ce scénario et les énormes répercussions qu’il pourrait avoir non seulement pour la Grèce et la Turquie, mais aussi pour l’UE, la Chine, la Russie et la situation mondiale.