Sale tartine

    par Frédéric Lordon,
    15 juin 2024

    En un instant donc, l’élection européenne sera passée de « n’a aucune importance » à « constitue un événement historique ». C’est que nous voilà dans une conjoncture sans rapport avec les parodies de 2002, 2017 ou 2022, dont tous les scores ex post ont attesté le ridicule des grandes comédies dramatiques ex ante. Quand 95 % des communes mettent le Rassemblement national (RN) en tête, le caractère cette fois inédit de la situation ne fait pas l’ombre d’un doute. Ici l’exercice de réalisme s’annonce brutal. Spécialement pour l’extrême gauche qui n’aime rien tant que se réfugier dans ses fantasmagories : l’émeute intransitive vouée à une répression sans suite, plus encore l’anti-électoralisme de principe — inconscient de partager finalement le même fétichisme de l’élection que le camp du rien-que-les-élections si c’est sur le mode du double inverse. Dans l’écart entre une ligne doctrinale et ses ossifications dogmatiques, il y a la perte de tout contact avec les situations concrètes – auxquelles une inspiration léniniste avait normalement pour vertu de rendre sensible.

    Tâcher d’imaginer

    Sauf pour l’imbécillité heureuse qui se figure que l’élection épuise tout ce qu’il y a à dire de la politique en « démocratie », mais tout autant pour la dogmatique anti-électorale, le suffrage devrait plutôt être regardé avec un œil de colin froid, comme un instrument, dont l’utilité se mesure chaque fois en situation, pour apprécier s’il y a plus d’avantages que d’inconvénient à s’en servir. Et puis, sans se raconter des histoires de providence, de salvation et de lendemains apaisés, s’en servir le cas échéant. Il se trouve qu’aujourd’hui le cas échoit.

    Évidemment, pour que l’extrême gauche parvienne à s’en convaincre, il lui faut en passer par un exercice d’imagination — qualité dont certains de ses courants sont malheureusement le plus dépourvus. L’imagination est la capacité à se donner par anticipation une représentation vivace de ce qui est susceptible de se produire, c’est-à-dire des images de force impressionnante suffisante : un comme si c’était déjà là. Alors le spectacle qu’on se met à soi-même sous les yeux –- pourvu qu’il soit juste — est d’une puissante aide à déterminer la ligne adéquate, au lieu de devoir attendre la catastrophe survenue pour être consterné et pleurer, précisément, qu’on « n’aurait pas imaginé ».

    Ainsi, il faut imaginer : le RN au pouvoir. Ça devrait normalement ne pas être trop difficile, car le macronisme a eu pour effet historique de procéder à suffisamment d’installations pour nous donner des avant-goûts assez précis d’un fascisme arrivé. Si bien que l’exercice d’imagination n’a plus qu’à pousser les curseurs. Aussi loin que Macron nous ait fait avancer dans cette direction, il reste encore « de la marge » — pour le pire : leaders politiques hors champ institutionnel arrêtés sans motif , organisations dissoutes ad nutum et sans recours, impossibilité de la moindre manifestation de soutien à quoi que ce soit par répression immédiate, lois anti-syndicales interdisant de fait toute action aux salariés. Les cas de Jean-Paul Delescaut et Christian Porta ne sont-ils pas suffisants pour faire entrevoir ce que donnerait leur généralisation ? Celui des lycéens d’Hélène Boucher n’est-il pas assez éloquent, qui sont poursuivis dans les salles de cours par des flics totalement dégoupillés, pistolet à la main, et s’entendent dire « Vous allez voir ce que c’est un vrai régime fasciste » ?

    Et en effet, on va voir. On va voir la police fasciste, on va voir ses autorisations de tirer à balles réelles dans les banlieues, sur les manifestants ou contre les « écoterroristes ». On va voir les « refus d’obtempérer » et le devenir chilien des sous-sols de commissariat. On va voir la justice fasciste aussi : sa politique pénale, ses instructions spéciales, ses nominations dans les parquets. En fait on va voir ce que c’est qu’une administration infestée de cadres racistes, spécialement aux niveaux intermédiaires, loin des nominations décidées en conseil des ministres — après avoir vu ce qu’elle donnait dans la forme de l’infestation managériale — : proviseurs, directeurs d’hôpitaux, commissaires, présidents de tribunaux, officiers d’active, etc. Les inconscients qui bercent leur légèreté en se figurant qu’allez, on aura un équivalent de Meloni et que ça ne sera pas si terrible, n’ont aucune compréhension de ce que c’est que l’État français.

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    L’exercice d’imagination cependant restera très incomplet s’il s’arrête aux limites de l’appareil d’État stricto sensu. Car dans un fascisme bien ordonné, on est soucieux de travailler les « à-côtés », à qui l’on remet tout ce que l’État, tout de même tenu à quelques obligations formelles de conduite, ne peut pas faire : milices en roue libre, néonazis dans les rues, qui ne seront plus surveillés — mais peut-être informés — par les services de renseignement, descentes à gogo, militants de gauche identifiés et pourchassés, avec la bénédiction de la police en service et le concours de policiers hors-service — et c’est peut-être là le plus effrayant : la fusion des deux milices, celle de la rue et celle de l’État. S’il faut avoir le cœur convenablement accroché, on conseille de revoir Salò ou les 120 journées de Sodome pour se représenter convenablement l’essence du fascisme : déchaînement pulsionnel et violence politique sans limite. N. B. : la violence politique sans limite, ça va jusqu’à l’assassinat.

    Utilitarisme électoral et choix rationnel

    Il faut avoir toutes ces images sous les yeux, vivement représentées, pour entrer alors dans l’exercice froid, stratégique et utilitariste de savoir quoi faire avec le scrutin qui arrive. En posant la seule question qui vaille : sachant que nous avons entre rien du tout et pas grand-chose à attendre positivement des élections dans la « démocratie » bourgeoise, celle qui vient nous laisse-t-elle dans des conditions propres à continuer nos luttes ou bien nous fait-elle une vie impossible ? Dans quel état se retrouve le mouvement ouvrier selon qu’elle tourne bien ou mal — selon qu’on l’a laissée tourner bien ou mal ? Les léninistes d’aujourd’hui ont-ils complètement oublié le message de Lénine, qui ne recommandait aucunement de se désintéresser des élections, parfois même de s’y engager, pourvu que jamais ne soit perdue la direction stratégique de long terme : le renversement du capitalisme, qui n’a aucune chance dans le cadre des institutions politiques du capitalisme, et passera nécessairement par de tout autres processus — révolutionnaires. Mais la « révolution » aura bonne mine si tous les « révolutionnaires » se laissent d’abord dissoudre ou mettre en cabane pour avoir préféré se tenir ostentatoirement à leur critique de la démocratie électorale, en ignorant les réquisits d’une situation concrète — et décisive.

    On devrait normalement entendre cet argument assez simple que participer à un scrutin où se jouent ni plus ni moins que les conditions mêmes de toute activité politique de contestation n’équivaut pas à sombrer dans le fétichisme de l’élection, ses espérances ineptes et toujours déçues — le « crétinisme parlementaire ». Et il devrait être également possible de remettre un peu de dialectique dans les rigidifications dogmatiques, qui ne savent plus voir au-delà d’une élection ponctuelle, ni penser des articulations possibles entre situations électorales et luttes extra-électorales quand il s’en présente — et il arrive qu’il s’en présente. La référence en cette matière est bien sûr le Front populaire de 1936, dont la plupart des usages qui en sont faits aujourd’hui sont, pour le coup, platement, misérablement, électoraux quand l’essentiel était ailleurs : dans les conditions créées par l’élection pour aller au-delà de l’élection.

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    Avaler

    Alors il est bien certain qu’en attendant, il va falloir avaler une fameuse tartine de merde, bien épaisse. Il va falloir avaler le retour de Faure, la joie de Roussel dimanche soir à retourner dans son lieu naturel, les tambouilles « unitaires » qui font oublier sa nullité attestée une fois de plus par ses 2 %, les socialistes assez timbrés pour investir Aurélien Rousseau, l’ascension de Ruffin dont les stratégies de promotion par la faveur médiatique et le recyclage de la gauche de droite auraient été vouées à l’échec dans un cours des choses ordinaire, mais qui se trouve servi comme jamais par la situation nouvelle, le pharisaïsme de Mediapart et les cris de joie de Libé, dont la haine pour la FI, enfin diluée, n’est pas moindre que celle de France Inter, de France 5 et de LCI, l’excitation des No pasaran en toc qui sortiront manifester trois fois et rentreront roupiller sitôt l’élection passée. Oui, il va falloir avaler tout ça, et il va le falloir parce qu’un choix rationnel le commande. Le voilà le brutal exercice de réalisme. Et il n’y a guère d’autre choix que de s’y soumettre. Ce sera la tartine.

    Les mathématiques ont inventé les nombres imaginaires pour donner des solutions à des équations qui n’en avaient pas autrement. Mais ce dont les mathématiques ont le loisir, la politique réelle ne l’a pas. On peut rêver de solutions parfaites, mais si elles sont imaginaires, elles sont imaginaires. Pas réelles. Les prises d’otage sont des situations réelles. Et nous y sommes. On peut envisager d’y résister en escomptant que finalement le pistolet tirera de l’eau au lieu d’une balle, mais le retour au réel risque d’être pénible. Au demeurant on ne sait plus trop par qui on est pris en otage : à la fois par le forcené de l’Élysée, Le Pen, la gauche minable, celle qui en fait ne veut rien changer, et ses médias bien à elle, qui ne veulent rien changer non plus — la vraie, l’indécrottable ligne de Mediapart, c’est l’anti-anti-capitalisme. Il reste que, dans une prise d’otage, on n’a pas le loisir de faire le malin, ni le choix que de passer sous des fourches caudines. Tartine.

    Rien de tout ça cependant n’interdit l’exercice du discernement. Car toutes les fois où l’alternative électorale se présente dans les termes X vs un fasciste, la question se pose de savoir s’il existe une différence significative entre X et le fasciste. Si X est un fascisateur, l’alternative n’en est plus une : elle est un dilemme. Et dans un dilemme, il est légitime de ne pas choisir, et d’aller voir ailleurs — faire autre chose. Exemple : 2017, 2022, X = Macron, or Macron = fascisateur, ergo : aller voir ailleurs. Autre exemple : X = Hollande, Cazeneuve, Valls, Delga, Gluscksmann : autres fascisateurs. Pourvu qu’on entende que fascisateur ne veut pas seulement dire : qui est explicitement, positivement porteur d’installations fascistes (Macron 2022, Hollande, Valls, Cazeneuve 2015). Mais aussi : qui mène des politiques de destruction sociale où le fascisme trouve ses conditions d’épanouissement (Macron 2017, Hollande 2012, Glucksmann 2024). Toute la question est donc maintenant de savoir où va s’établir le centre de gravité de la coalition de gauche, sous la domination de quel groupe elle va se trouver. Si la réponse est du côté de la gauche de droite, voire d’extrême droite, alors la tartine n’est plus un choix rationnel, le contraire même : on ne va pas s’imposer ça pour simplement reconduire les mêmes causes produisant les mêmes effets.

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    Et pour après

    Mais si la tartine doit passer, et finit par passer, l’histoire ne s’arrêtera pas avec ce dégoûtant coup de glotte. Pour tous ceux qui sont capables de regarder stratégiquement un scrutin concret, hors les béatitudes du fétichisme électoral, c’est le moment au contraire où l’histoire commence. La vraie histoire du Front populaire ne commence pas le 3 mai 1936 au soir du second tour, mais le 11 mai avec les premiers débrayages. C’est pourtant un programme d’une remarquable mollesse qui a été porté au pouvoir. Peu importe : il s’est créé une situation. Assurées qu’au moins elles ne se feront pas tirer dessus par la police, les masses prennent l’affaire à leur compte, et là bien sûr tout change –- car elles ne font pas dans la mollesse.

    L’antinomie des « élections » et de « la rue » est une aberration stratégique. On peut invoquer la rue autant qu’on veut, la rue est dans un ordre capitaliste, avec des institutions capitalistes, dont une police-justice capitaliste. À plus forte raison dans les conditions de développement technologique du capitalisme de surveillance, le défi de puissance à l’État est voué à finir écrasé. Il y a en revanche une arme contre laquelle l’État du capital ne peut rien, c’est la mise à l’arrêt de l’économie. Et il est une unique force capable de cet exploit : le nombre, la masse des travailleurs.

    C’est pourquoi, si elle est importante, vitale même en l’occurrence, l’élection n’en demeure pas moins une péripétie au regard de l’essentiel qui est : construire le nombre. Le construire à l’écart des institutions, de tous les médiateurs faillis ou bien empêtrés dans les logiques du système institutionnel d’ensemble, partis officiels, confédérations syndicales, etc. Ici se développe un « Réseau pour la Grève Générale », qui, hors leurs étiquettes syndicales, rassemble des salariés décidés à se battre, et surtout à ne plus perdre. Là apparaissent des répliques des comités chiliens d’unité populaire, où les gens se rejoindront en ayant déposé leurs adhésions particulières, sans doute d’abord pour tenter de peser depuis le bas sur les manœuvres d’appareil préélectorales, mais qui seraient bien plus nécessaires encore après qu’avant l’élection.

    C’est peu dire en effet, si l’attelage de gauche parvient au pouvoir, dans des conditions d’adversité financières, médiatiques et patronales en fait déjà à l’œuvre mais promises à un pur déchaînement, qu’il faudra du nombre en état de mobilisation pour sauver ce Nouveau Front Populaire du renoncement. « Réseaux » et « comités » sont encore à l’état embryonnaire ? Presque dérisoires ? Et alors ? Il faut bien commencer quelque part. Si l’on veut tenter de faire autre chose.

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