Non, le programme économique de Marine Le Pen n’est pas « de gauche »

Une étude quantitative récente qualifie « de gauche » le programme économique du RN à la présidentielle, rejoignant les accusations d’Éric Zemmour. Mais ces analyses ne résistent pas à une étude sérieuse de ce projet.

Par Romaric Godin
29 Mars 2022

Alors que, depuis quelques semaines, la question sociale émerge comme une question centrale dans la campagne présidentielle, Marine Le Pen tente de jouer sur ce point pour atteindre le second tour. La patronne du Rassemblement national (RN) entend se présenter comme protectrice des plus modestes face à un Emmanuel Macron qui confirme son orientation néolibérale. Elle parviendrait ainsi à capter une partie de l’opposition à la politique du quinquennat finissant en orientant « à gauche » son programme.

Une « note de recherche » du Cevipof de Sciences Po, signé Gilles Ivaldi, chargé de recherche au CNRS, viendrait confirmer ce positionnement. Publié samedi 26 mars, ce texte compare quantitativement les programmes d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen et constate que 66 % des mesures proposées par cette dernière seraient « redistributives », contre 21 % qui relèveraient du « libéralisme ».

Selon cette étude, cette « localisation à gauche de l’axe économique » serait plus marquée qu’en 2017, où le programme redistributif représentait 43 % du programme, contre 35 % pour le libéralisme. Ce serait même le « plus à gauche depuis les années 1980 ». Cela dessinerait un « social-populisme » qui s’opposerait à un « capitalisme populaire » défendu par Éric Zemmour, dont le programme serait à 32 % « redistributif » et à 43 % « libéral ».

En apparence, il n’y a là rien d’étonnant en soi. Éric Zemmour représente effectivement une vision « bourgeoise » de l’extrême droite, influencée par la pensée libertarienne de Friedrich Hayek, héritière du Front national version Jean-Marie Le Pen. Marine Le Pen, de son côté, s’est séparée de cette voie dès 2011 et a tenté de séduire une partie de l’électorat populaire. Mais ce mouvement est-il, pour autant, comme le défend l’auteur de cette note, la preuve d’un ancrage du RN dans la « gauche économique » ?

Mais ce récit – et l’étude qui l’appuie – pose de nombreux problèmes. D’abord, le « social », « l’interventionnisme » ou « l’étatisme » ne sont pas des concepts de gauche en soi. Il y a toujours eu une « droite sociale » qui entend corriger les excès du capitalisme et soutenir la demande, mais aussi critiquer les effets d’inégalités du marché. C’est l’habituel discours des « petits » contre les « gros », qui est un classique des programmes de la droite populiste.

L’extrême droite, elle-même, a aussi prospéré sur ce discours. Le fascisme a ainsi joué sur la double opposition à la révolution et au libéralisme. La critique du capitalisme, de la finance, des inégalités et de l’individualisme économique sont des figures classiques du fascisme. Elle permettait de défendre le dépassement de la division entre les classes au sein d’une unité nationale militarisée.

Cette organisation économique corporatiste et étatisée avait évidemment une dimension « sociale » et, si on utilisait les critères du Cevipof, serait classée à gauche. Mais elle s’appuyait sur le nationalisme, la xénophobie et la soumission du monde du travail. À moins de penser précisément comme Hayek que le fascisme n’était qu’un simple « socialisme » : il s’agit de la position défendue par Éric Zemmour, qui a utilisé ce terme pour qualifier sa rivale du RN lors de son meeting du 27 mars.

Une méthode contestable

Il semble donc difficile de qualifier « de gauche » des mesures isolées sur le seul critère des « mesures redistributives » proposé par le Cevipof : « Toutes les mesures sociales ou économiques d’orientation keynésienne, fondées sur la demande et l’interventionnisme étatique, la dépense publique, la protection sociale ainsi que la défense du service public et/ou leur expansion. »

Cette définition, qui ne tient pas compte du contexte général du programme, semble hasardeuse. Réduire la gauche au keynésianisme et le keynésianisme à la politique de soutien à la demande n’est pas seulement ignorer l’histoire complexe de ce courant, c’est aussi ignorer la crise actuelle du capitalisme néolibéral, qui dépend de plus en plus du soutien public. Les politiques d’offre et de demande se fondent sur un soutien au capital indiscriminé et ont pour ambition le maintien de l’ordre social. Pour y trouver ce qui relève de la gauche et de la droite, la simple identité « gauche = politique de la demande » semble inopérante.

Il convient ici de rappeler que la particularité du néolibéralisme est précisément d’utiliser l’État pour soutenir les entreprises, leur assurer de nouveaux marchés et un environnement favorable, notamment en réduisant les impôts. Est-ce là une politique « de gauche » ? Si c’est le cas, alors la « gauche » est au pouvoir dans le monde depuis quatre décennies. Cette vision est défendue par les libertariens, mais est-elle sérieuse ?

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On pourrait prendre ici un exemple précis. L’auteur de la note prétend ainsi que Marine Le Pen défend un « généreux paquet keynésien » à base de baisse d’impôts et de hausse de salaire. Pourtant, Keynes n’a jamais défendu des hausses de salaire pour relancer la demande et n’était pas partisan de la baisse des impôts, bien au contraire. Lorsque l’on regarde le détail, c’est encore pire : la « hausse des salaires » proposée par Marine Le Pen, ce sont en réalité des baisses de cotisations. Il s’agit donc d’une mesure contre-redistributive (la cotisation est proportionnelle au salaire et non progressive) qui affaiblit la solidarité entre les travailleurs.

Autrement dit, une simple mesure de soutien de la demande n’est ni forcément de gauche, ni nécessairement keynésienne (même les post-keynésiens qui défendent la hausse des salaires sous certaines conditions ne défendraient pas ce type de mesure).

Non seulement les critères choisis sont contestables, mais la méthode de comptage l’est encore davantage. L’élément clé, ici, est la proportion de mesures « redistributives » dans le programme. Mais est-il possible de passer de cette proportion à la conclusion que le programme dans son ensemble est « de gauche » ?

Cela semble un raccourci quantitatif contestable. Le programme du RN de 2022 est constitué de nombreuses mesures en faveur du « pouvoir d’achat », mais comme le souligne lui-même l’auteur de la note dans celle-ci, plusieurs marqueurs « de gauche » du programme de 2017 ont été abandonnés, et non des moindres : retraite à 60 ans, défense des 35 heures, remise en cause de la loi Travail, sauvegarde du statut de la fonction publique…

D’où une question : lorsque Marine Le Pen ne défend plus la retraite à 60 ans, ni les 35 heures, ni le statut des fonctionnaires, mais baisse les cotisations salariales sur les bas salaires et défend un certain nombre d’exonérations fiscales, est-elle plus à gauche ? L’auteur de l’étude répond positivement en parlant « d’amplification » de l’ancrage à gauche. Mais une lecture inverse est tout à fait possible : on peut considérer précisément que Marine Le Pen a compensé en quantité la perte de substance de son programme social et qu’elle a choisi le superflu à l’essentiel.

Les mesures « sociales » sont alors certes plus nombreuses individuellement, mais la logique d’ensemble du programme est nettement plus conservatrice puisque les grandes réformes de gauche ne sont plus préservées et que les réformes néolibérales comme la loi Travail sont sauvegardées. Cela est d’ailleurs cohérent avec cette « nécessité de parler à l’électorat plus bourgeois » que souligne la note et qui est très fort : soutien aux « jeunes entrepreneurs », élargissement de l’exonération des donations, baisse des impôts de production.

Une simple mesure quantitative du programme passe donc à côté de l’essentiel : le contexte et la logique dans laquelle le programme de Marine Le Pen est conçu. Un point très important est significatif dans ce domaine : la note du Cevipof n’évoque pas la « priorité nationale » promue par le RN, qui reviendra à exclure de fait les étrangers de l’aide sociale et des services publics. Cette seule mesure semble réduire à néant toute prétention sociale – et même « keynésienne » – de ce programme, au profit d’une logique malthusienne en opposition avec toute vision historiquement de gauche. On touche bien là du doigt les limites de cette analyse quantitative.

Une position économique clairement ancrée dans le néolibéralisme

Il est donc indispensable pour évaluer le caractère « social » et « de gauche » du programme économique du RN de se plonger dans les détails de celui-ci. Son point de départ est résumé par cette phrase de la page 21 du « manifeste » de Marine Le Pen : « Dans le domaine économique, le rôle de l’État est avant tout de créer un environnement favorable au développement des entreprises, poumons de notre économie sur tout le territoire, c’est précisément ce que j’attends par la mise en place d’un État stratège. »

Cette phrase n’est pas anodine, elle est pratiquement une profession de foi néolibérale : l’État n’est pas « interventionniste », il est facilitateur du bon fonctionnement du marché et soutient la compétitivité des entreprises. La vision d’ensemble de l’économie reste donc fortement ancrée dans le cadre de l’ordre social existant : les entreprises d’abord, l’État en soutien et, éventuellement, en orientation.

C’est une position de principe assez proche de celle défendue par Emmanuel Macron, Valérie Pécresse et Éric Zemmour. D’ailleurs, comme tous ces candidats, Marine Le Pen a repris la demande expresse du patronat français de réduire les impôts de production. Elle va même très loin sur ce chemin en proposant d’en finir avec la cotisation foncière des entreprises (CFE), mais aussi en exonérant de cotisation sociale de solidarité (C3S) les entreprises qui relocaliseraient.

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Dans le même type de logique, on pourrait citer la réactivation de la « prime d’aménagement des territoires » qui serait versée aux entreprises qui s’installeraient dans certaines régions et la suppression des impôts de succession pour la transmission des petites et moyennes entreprises. On pourrait ajouter la volonté de subventionner l’emploi des jeunes ou l’exonération d’impôt sur les sociétés pour cinq années pour les jeunes créateurs d’entreprise. L’ensemble de ces mesures s’inscrit clairement dans une logique globale de l’offre et de soutien au capital.

Un élément intéressant vient confirmer cette approche : le « Fonds souverain français » (FSF) de 500 milliards d’euros. Malgré les apparences, c’est une proposition fondamentalement opposée à toute logique keynésienne. Chez Keynes, c’est l’investissement qui crée l’épargne et non l’inverse. C’est là sa grande opposition avec les néoclassiques (et néolibéraux), selon lesquels l’épargne est un préalable nécessaire à l’investissement.

La logique du programme du RN est donc clairement dans cette deuxième voie. Il s’agit d’abord de recueillir l’épargne populaire avec une promesse d’un rendement de 2 %, puis d’investir. Mais comme il faudra assurer le versement de ce rendement, le FSF devra investir dans des projets sûrs ou sur les marchés financiers. L’investissement public sera donc soumis à des exigences de rendement financier, ce qui est entièrement contradictoire avec la pensée keynésienne.

Du reste, le montant prévu des investissements (14 milliards d’euros dans la santé et 12 dans le nucléaire) est proche de celui d’Emmanuel Macron (30 milliards d’euros) et évite, comme lui, de réaliser des investissements productifs qui sont pourtant ceux que le secteur privé ne réalise pas en France.

Cette obsession de l’épargne, traditionnelle dans la droite française, est aussi visible dans la part importante donnée dans le programme de Marine Le Pen à la transmission. Sur ce sujet de l’héritage qui fracture clairement la droite et la gauche autour de ceux qui veulent durcir la fiscalité et ceux qui veulent l’alléger, la candidate du RN est indubitablement du côté droit : elle propose d’exonérer 100 000 euros supplémentaires sur dix ans en donations et de sortir de l’assiette du calcul de l’impôt sur les successions jusqu’à 300 000 euros de biens immobiliers.

Très clairement, l’approche économique globale de Marine Le Pen penche donc à droite, d’autant que, comme on l’a souligné, les grandes positions de 2017 sur la retraite à 60 ans, la défense du droit du travail et les 35 heures ont disparu. En théorie, il n’y a donc plus aucun garde-fou à un programme équilibré entre travail et capital.

Un saupoudrage de mesures sur le pouvoir d’achat

Dans un tel contexte, le caractère « social » du programme est certes important, mais il ne fait pas système. Il est principalement « saupoudré ». Et finalement, c’est bien ce qui différencie fondamentalement une politique « de gauche » d’une politique de droite : la volonté de transformation systémique de la société en faveur du monde du travail. Une telle définition ne s’applique pas qu’aux programmes « révolutionnaires », mais aussi à ceux d’orientation sociale-démocrate « à l’ancienne », qui voient dans l’État une force de rééquilibrage du rapport de force dans l’économie. Comme on l’a vu, le programme du RN ne répond pas à cette définition.

On pourrait là aussi prendre plusieurs exemples, et notamment la volonté de financer la baisse de la TICPE (la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) par une taxe sur les profits des grands pétroliers. La mesure est effectivement redistributive, mais elle est très ciblée et ne modifie pas fondamentalement les équilibres économiques globaux. D’ailleurs, cette taxe est « exceptionnelle », elle n’a pas vocation à modifier les structures économiques.

Il en va de même des mesures comme l’exonération de l’impôt sur le revenu (IR) pour les jeunes de moins de 30 ans (une proposition qui, d’ailleurs, est dans la ligne de la haine pour cet impôt qui est permanente dans la droite française depuis 1914 et qui était ancrée dans le programme de Jean-Marie Le Pen, lequel voulait en finir avec l’IR).

Concernant les mesures de « pouvoir d’achat », on trouve le même saupoudrage qui ne distingue guère Marine Le Pen des autres candidats de droite et ne la rapproche guère de ceux de gauche. Sa proposition de réduire la TVA de 20 % à 5,5 % pour les produits énergétiques pour 12 milliards d’euros est, comme la baisse de la TICPE, une mesure opportuniste. Elle est certes reprise à gauche : Fabien Roussel souhaite baisser les « impôts indirects » et Jean-Luc Mélenchon le propose aussi, mais élargit cette baisse à l’ensemble des « produits de première nécessité ».

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Mais cette idée n’est pas propre à la gauche, compte tenu de l’urgence du pouvoir d’achat. La droite propose aussi des modulations de TVA. Jean Lassalle propose de baisser la « TVA sur les hydrocarbures » et Valérie Pécresse, comme Nicolas Dupont-Aignan, a annoncé sa volonté de réduire la TVA sur les taxes concernant l’électricité. Le marqueur est ici sans doute social, mais il ne permet pas de faire du programme du RN un programme « de gauche ».

Marine Le Pen promet aussi un minimum retraite de 1 000 euros par mois. C’est une mesure extrêmement faible objectivement et relativement aux autres propositions. Ce minimum est aujourd’hui fixé à 917 euros. Le coût de cette mesure sera d’ailleurs de seulement 3 milliards d’euros, selon le RN. Or on note que sept candidats sur douze promettent de relever ce minimum. Certes, cinq des sept sont classés à gauche, mais Marine Le Pen est la moins-disante sur le sujet avec Anne Hidalgo. Emmanuel Macron propose un minimum de 1 100 euros mensuels, Fabien Roussel de 1 200 euros et Jean-Luc Mélenchon de 1 400 euros.

Un projet qui s’oppose au monde du travail

Sur les salaires, loin d’un « généreux paquet keynésien » évoqué par l’étude du Cevipof, le RN propose des accords d’entreprise où ces dernières accepteraient de relever les salaires de 10 % jusqu’à trois Smic, moyennant un allègement de cotisation. C’est une formule proche de celle de Valérie Pécresse, qui entend baisser les cotisations pour relever de 10 % les salaires, mais plus souple pour les entreprises qui peuvent accepter ou refuser en fonction de leurs intérêts.

Cette formule ne saurait être considérée comme une formule de gauche. D’abord, parce qu’elle mine la Sécurité sociale en sapant les cotisations des salariés, donc la solidarité interne au monde du travail. Ensuite parce que ces baisses de cotisations conduisent à une « étatisation » de fait des assurances sociales qui, in fine, les affaiblit en les faisant dépendre de la gestion de l’État et des dépenses publiques. Enfin, parce que ces hausses de salaire dépendront du bon vouloir des entreprises et sont donc centrées sur la nécessité de préserver le profit et non de rééquilibrer la répartition de la création de valeur.

Pour finir, rappelons, comme évoqué précédemment, un élément du programme économique du RN qui conduit à exclure entièrement l’hypothèse d’un programme « social », « de gauche » ou même d’un programme historiquement « le plus à gauche » du RN : la « priorité nationale », qui « réserverait aux Français l’accès à certaines prestations sociales » et à certains services publics. Cette mesure est donc une mesure économique visant à appauvrir une partie des ménages résidant en France.

Le chiffrage du RN propose une économie de 16 milliards d’euros, ce qui pèsera considérablement sur la consommation et la demande, et sera à peine compensé par les autres mesures de soutien du pouvoir d’achat. De telles mesures frapperaient directement une partie du monde du travail et indirectement l’ensemble des travailleurs.

En conclusion, la présence de « mesures sociales » dans le programme de Marine Le Pen ne doit pas cacher que la logique globale de ce programme est entièrement compatible avec l’ordre néolibéral. Son équilibre semble même clairement pencher davantage à droite qu’en 2017.

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