Le métro de Belgrade, entre gros sous, projet émirati et intérêts français

27 Novembre 2019

C’est l’heure de pointe dans le centre de Belgrade et, sur le boulevard du roi Alexandre, Veljko Stefanovic saute du tramway. Écouteurs sur les oreilles, cet étudiant en ingénierie ne fait plus attention au bruit assourdissant des vieux wagons de la capitale serbe. « Le réseau n’est pas adapté, assure le jeune homme. De 14 h à 20 h, c’est catastrophique, il y a trop de monde, on ne peut aller nulle part. On doit tout planifier pour ne pas arriver en retard. Et regardez maintenant comme c’est bouché ! » L’agglomération de Belgrade compte près de 1,7 million d’habitants, soit le quart de la population totale de Serbie. Pourtant, la plus grande ville des Balkans est l’une des rares métropoles d’Europe à ne pas disposer d’un réseau de transport rapide. L’ancienne capitale yougoslave souffre aujourd’hui d’une circulation automobile polluante et toujours plus dense.

Tableaux d’affichage, escalators, annonces haut-parleur, etc. La station souterraine de Vukov Spomenik, située en plein centre de la ville, a tout d’une station de métro et même le nom, depuis 1995 ! Pourtant, ce n’est pas le métro qu’attend Nevenka Chpanovic sur l’un des bancs de la station, mais seulement l’un des rares trains régionaux. « Le métro, c’est un excellent projet, il faudrait seulement qu’il… aboutisse, ironise cette aide-soignante de 58 ans. Ce serait bien si nous avions plus de possibilités pour nous déplacer. On est nombreux à attendre le métro avec impatience. » Le projet de métro, les Belgradois en ont entendu parler la première fois dans les années 1930, il y a 80 ans… Écarté à cause des conflits qui ont détruit la ville au XXe siècle, voilà 40 ans que le projet revient régulièrement dans l’actualité.

Pour beaucoup d’habitants, le métro est surtout l’un de ces projets fantômes qui hantent les campagnes électorales et engloutit l’argent public dans d’innombrables études de faisabilité. L’idée même de métro est assez mal connue de la plupart des Belgradois. Pour Stefan, par exemple, c’est assez flou : « J’ai entendu parler de ce projet mais je ne sais pas à quoi ça ressemble, confesse ce jeune homme de 26 ans, avant de monter dans un vieux bus. Je ne m’intéresse pas trop à la politique donc je ne sais pas trop quoi dire… »

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Le projet pharaonique Belgrade sur l’eau transforme radicalement le centre de Belgrade

Le projet de métro, joker de l’agenda politique serbe ? Zoran Bukvic acquiesce. « Construire des lignes de métro, cela prend au moins dix ans, explique cette figure de la société civile locale. Mais les politiciens raisonnent en matière de mandats et, même en deux mandats, ils ne peuvent pas mener ce genre de projet à bien. Ils essaient de faire des choses qui peuvent être visibles par leurs électeurs. » Habitué des slaloms au milieu des pots d’échappement, ce barbu féru de deux-roues a fondé l’ONG Des voies pour les vélos. « Ce que nous avons, c’est des bus, constate Zoran Bukvic. Et les bus représentent la majorité des transports publics. 50 % des gens utilisent les transports publics, 26 % utilisent la voiture privée, 24 % marchent, et seulement 1 ou 2 % utilisent le vélo ou le scooter. »

Comme beaucoup de Belgradois, Zoran Bukvic aimerait libérer sa ville des véhicules polluants. Mais ce n’est pas la priorité des autorités serbes qui ont lancé d’autres projets, davantage tape-à-l’œil. Derrière Zoran, des immeubles d’une vingtaine d’étages et un énorme chantier se dressent désormais sur les rives de la Save. « Avant, ici, il y avait une gare ferroviaire et aussi une gare routière », déplore-t-il. Lancé en 2015, le projet pharaonique Belgrade sur l’eau transforme radicalement le centre de Belgrade. Estimé à trois milliards d’euros et financé par les Émirats arabes unis, ce futur quartier d’affaires, avec résidences de luxe et commerces, devrait alourdir une circulation déjà compliquée dans la capitale serbe. « Si nous n’avons pas de métro, la circulation sera un désastre à cause de ce projet, prévient Zoran Bukvic. Ici, on parle de 20.000 véhicules chaque jour ! Mais personne n’a pensé à ça parce que tout le monde voulait faire de l’argent facile et le plus rapidement possible. »

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Très controversé et entaché de soupçons de corruption, le chantier émirati promu par les dirigeants serbes, l’un des plus importants actuellement en cours de construction en Europe, est loin de faire l’unanimité. « Avec ce projet, nous avons compris que la position de la municipalité allait rapidement évoluer en faveur des gros investisseurs et des gros sous, explique Dobrica Veselinovic, l’un des porte-parole du collectif citoyen Ne davimo Beograd  ne laissons pas couler Belgrade »]. Les demandes et les problèmes des citoyens ordinaires ont été mis de côté. » Ne davimo Beograd se mobilise depuis des années contre ce « Dubaï des Balkans » qui a mis à terre tout un pan de la vie culturelle belgradoise, et notamment le quartier de Savamala et ses nombreux bars et lieux alternatifs.

Une dérive antidémocratique qui ne refroidit pas les investisseurs

Sourdes aux critiques mais à l’écoute des promoteurs immobiliers, les autorités voient plutôt dans les façades bling-bling de Belgrade sur l’eau l’occasion de relancer le projet de métro. Les lignes qui étaient envisagées depuis les années 1970 suivent aujourd’hui un tracé bien différent. Au printemps dernier, le groupe français d’ingénierie Egis a ainsi soumis une étude de faisabilité en ce sens : la priorité n’est plus de desservir les quartiers les plus peuplés mais de faire de ce quartier de luxe un nouveau centre-ville, en le positionnant au croisement des deux lignes futures. Le terminus de la première ligne fait également polémique : cette plaine du sud encore inhabitée pourrait elle aussi être transformée en quartier résidentiel pouvant loger 30.000 personnes. Selon Dobrica Veselinovic, ces choix sont très éloignés de l’intérêt des Belgradois, qui n’ont pas eu leur mot à dire. « C’est devenu une habitude de la part de la mairie, accuse le militant de Ne davimo Beograd. Ils empêchent toute discussion sur le moindre sujet. Il n’y a plus de consultations publiques et il n’y a absolument aucune participation des citoyens dans les différents projets de la ville. »

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Depuis son élection en 2014, le président serbe, Aleksandar Vučić, gouverne le pays de façon de plus en plus autoritaire, au point que Transparency International parle désormais de « pouvoir politique capturé » en Serbie. Cet ancien ministre de l’Information de Slobodan Milošević [1] n’apprécie d’ailleurs pas les enquêtes des journalistes sur les liens entre le pouvoir et les réseaux criminels, et muselle la presse. Depuis qu’il est à la tête du pays, la Serbie a perdu 45 places au classement de Reporters sans frontières, aujourd’hui 90e sur 180 pays.

Une dérive antidémocratique qui ne refroidit pas les investisseurs, alléchés par les quatre milliards d’euros estimés pour la construction du métro. Lors de sa visite à Belgrade en juillet dernier, Emmanuel Macron n’a ainsi pas oublié d’emmener avec lui les dirigeants d’Alstom, en concurrence avec des compagnies chinoises pour mettre le métro sur les rails. Dans la foulée, une déclaration d’intention a été signée, et la France devrait effectuer un prêt de 80 millions d’euros à la Serbie pour financer la première phase du projet. L’ONG anticorruption Transparency Serbia a dénoncé le non-respect des procédures et l’opacité entourant ces choix. Mais du côté des autorités de Belgrade, on préfère faire de nouvelles promesses : les travaux commenceront dès 2020. Reste à voir si ces annonces passeront le cap des élections législatives, prévues en avril prochain.

 

 

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