May 24, 2025
Le passé, dont nous sommes sinon les porteurs vivants, est formé de lieux et de nœuds, consubstantiels de notre mémoire. Pour l’historien Pierre Nora, né en 1931, ces lieux de mémoire s’inscrivent très précisément dans “sa nouvelle histoire”, un énoncé qui forme certes à lui seul un concept de spécialiste, dont il faut cependant admettre de toute évidence, qu’il est fort juste.
Pour Nora, “il s’agirait de partir des lieux, au sens précis du terme, où une société quelle qu’elle soit, nation, famille, ethnie, parti, consigne volontairement ses souvenirs ou les retrouve comme une partie nécessaire de sa personnalité : lieux topographiques, comme les archives, les bibliothèques et les musées ; lieux monumentaux, comme les cimetières ou les architectures ; lieux symboliques, comme les commémorations, les pèlerinages, les anniversaires ou les emblèmes ; lieux fonctionnels, comme les manuels, les autobiographies ou les associations : ces mémoriaux ont leur histoire”.
Et pour nous, ce n’est guère très différent il faut dire. Enfant, comme adolescent, je me souviens de la ville de Tríkala en Thessalie occidentale, une cité bien en couleurs, de celles que par les nœuds justement de la mémoire, elles deviennent par la force du temps, de plus en plus… délavées.
Je me souviens autant qu’entre Athènes et Tríkala, les vieux cars des lignes mettaient près de huit heures, et que par endroits une fois sur place, on traversait alors encore le Pénée à bord de nombreux bacs, disons d’un autre âge. Il faut aussi signaler que toujours à l’époque, les photos anciennes de Tríkala… d’il y avait 50 ans, autrement-dit, celles des années 1930, me fascinaient énormément.
J’avais naturellement peur des dentistes comme tout enfant, et même des pédiatres, exception faite d’un gentil pédiatre qui donnait des bonbons à ses jeunes patients après l’examen.
Lieux de mémoire obligent justement, on lui rend ici hommage, comme l’a fait d’ailleurs la “grande” presse athénienne et évidemment, la presse locale de Tríkala ou de Thessalie. Ainsi, le présent article y puise d’ailleurs largement ses sources.
Pour les habitants donc de Tríkala, Geórgios Manolákis (1918-2007), était d’abord ce gentil pédiatre qui donnait des bonbons à ses jeunes patients après l’examen. Mais ce n’est pas tout. Depuis les années 1960, Manolákis avait toujours sur lui un appareil photo, saisissant tout ce qui l’impressionnait ou l’émouvait. La photographie alors commençait à émerger comme l’un des grands amours de sa vie.
Né en 1918 à Kastráki sous les Météores, il passe son enfance dans son village natal, puis il fut inscrit à l’école primaire de Tríkala. Il a étudié la médecine à l’Université d’Athènes, d’où il a obtenu son diplôme en 1944. Après avoir servi comme médecin de réserve dans l’Armée, il s’est spécialisé en pédiatrie à la clinique universitaire de l’hôpital pour enfants Agía Sophia à Athènes, un établissement très moderne pour son époque, inauguré en 1900. Cependant, la dure réalité de l’après-guerre, l’a conduit à refuser une proposition de carrière universitaire dans la capitale, car il préféra retourner à Tríkala dès 1954, où il pensait qu’il serait plus utile. Et il avait bien raison !
Au cours des années 1960, Manolákis, tout en accomplissant sa mission au plus grand bénéfice des enfants du moment, découvre son amour pour la photographie, principalement en visitant des sites archéologiques à travers toute la Grèce. Ceci, en même temps qu’un autre… grand photographe amateur, faisant de même quand il se trouvait au pays, s’agissant du poète et diplomate Yórgos Séféris.
Depuis lors, Manolákis photographie constamment tout ce qui attire son attention : les moments quotidiens des habitants de Tríkala, tout comme déjà, les vues panoramiques d’une ville en pleine transformation. C’est le moment où bien davantage de voitures y circulent que par le passé même récent, des panneaux publicitaires y sont installés pour la première fois, des immeubles d’appartements sont reconstruits à la place des maisons de jadis. À travers ses cadrages, Manolákis “capte” entre autres la rivière Lithaíos, les bâtiments néoclassiques encore intacts, les places et les rues commerçantes, Varoússi, le quartier traditionnel sous la forteresse, ainsi que le moulin industriel de Matsópoulos.
Il poursuit sa tâche d’archiviste de terrain durant plus de trente ans, et cela même jusqu’aux années 1990, quand alors l’apparence de la ville aura définitivement changé, mais voilà que son objectif est là pour enregistrer toute mutation.
Cependant, sa curiosité ne se limite pas à Tríkala. Manolákis photographie autant les paysages impressionnants et les monastères des Météores, ainsi que les espaces environnants. Et même, les sites archéologiques importants, tels que l’Acropole, Olympie ou Delphes, ou encore, les expositions dans les musées grecs et étrangers, lesquels n’échappent guère à son objectif.
Le résultat de sa passion fut… ces milliers de diapositives qu’il envoya méthodiquement à l’étranger pour les imprimer en tirages papier, car il ne disposait nullement des moyens nécessaires pour les réaliser en Grèce. On pourrait peut-être s’attendre à ce que les témoignages de l’activité “de l’amateur” Manolákis, restent à jamais enfermés dans un tiroir, loin des regards des autres.
Sauf qu’il a lui-même veillé à ce que cela n’arrive pas. Il avait d’ailleurs l’habitude de se rendre au collège d’Ambélia, en zone quasi-montagneuse non loin des Météores, pour y présenter ses diapositives, provenant principalement des différents sites archéologiques qu’il avait visités. Bien sûr, ce ne sont pas seulement les élèves, lesquels ont tant apprécié son travail. De sa propre initiative, il organisa des événements au cours desquels, il présente personnellement ses photographies, accompagnées de musique classique qu’il aimait tant.
Les photographies de Manolákis sont de toute évidence des documents sociaux, participant au récit de la ville de Tríkala, et qui contribuent à son histoire, disons… la nôtre. Bien sûr, il s’agit bien d’un usage bien de son époque, étant donné que durant les années 1970 à 1980, la photographie des amateurs déjà, fonctionnait à la manière d’un photojournalisme, que je qualifierais même d’ethnographique.
Une évidence qui même reste valable bien plus tard, sauf qu’il n’est jamais trop tard pour l’œuvre de la mémoire, car c’est alors en juin 2023, qu’une exposition de nombreuses photos issues des archives de Geórgios Manolákis, intitulée : “Images de la ville de Tríkala à travers l’objectif de G. Manolákis”, a été organisée avec succès par la Fondation pour l’Art et la Culture, du regretté (aussi) médecin, Leonidas Makrís, toujours à Tríkala.
Ces photographies, sélectionnées parmi les archives du regretté pédiatre et membre éminent de la société de la ville de Tríkala, ont été léguées par sa fille, la pédiatre Nina Manolákis, à cette Fondation, dès lors, dans le but de leur préservation.
Ces archives sont constituées de diapositives qui capturent et consignent de manière unique, par toute une vision claire et une sensibilité alors remarquables, des images de Tríkala, des événements et des aspects de la vie quotidienne des habitants de la ville et même de la Thessalie, des instantanés de la vie sociale, politique, rurale et religieuse, des événements folkloriques, des coutumes traditionnelles, des beautés naturelles, des hameaux et des villages, ainsi que des vues des monastères des Météores.
On dirait que ces clichés de Geórgios Manolákis scrutés sous l’angle, admettons de l’historien Pierre Nora, disposent d’une signification symbolique et répondent à la reconnaissance de l’histoire locale et de l’identité de la ville de Tríkala, toutes deux érigées en véritables lieux de mémoire.
Et c’est bien la nécessité de mettre en évidence l’identité particulière locale, dans le dernier quart du XXe siècle, lorsqu’un modèle global homogène de perception du paysage urbain s’est imposé autant en Grèce qu’ailleurs, qui fait pivoter l’objectif photographique de notre pédiatre-photographe, vers des points expressifs du tissu urbain, de ceux qui portent une signification historique distincte, ou sinon qu’ils occupent une place à part dans la vie sociale de la ville.
Grâce à son objectif, notre pédiatre saisira alors cette transformation architecturale rapide, provoquée par la recherche incessante de modernité dans cette Grèce d’après-guerre. Ses prises de vue sont d’ailleurs bien statiques, car ils répondent dans un sens, à cette “grande” ambiance.
Manolákis, amateur parmi les amateurs de son époque, de la “photographie directe”, il devient pour autant un témoin privilégié de l’esprit des lieux ; le tout, à travers une période de changements plus larges, dont d’ailleurs j’ai autant gardé un souvenir certain. Ces instantanés de Geórgios Manolákis sont de ce fait redéfinis en tant que fragments insignifiants, pour devenir enfin ces moments exceptionnels, qui saisissent la poésie de la vie quotidienne, avec une valeur esthétique et socioculturelle alors dignes de plusieurs monographies ethnographiques réunies.
C’est enfin cette Grèce, tout comme cette Thessalie… des ancêtres, que je m’efforce si possible à faire découvrir aux heureux participants des circuits que j’anime sur place chaque fois, via la Grèce Autrement.
En réalité, la région entière demeure un terroir riche en histoires humaines… au sens même photographique, tout comme pareillement en curiosités naturelles, et pour ce qui est d’archéologie, notons que Tríkala, notre point de chute habituel en Thessalie occidentale, cette cité de Tríkki de l’Antiquité, était considérée comme l’un des berceaux d’Asclépios, le dieu grec de la médecine. La pédiatrie ainsi comprise, naturellement.
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