Interview de Dimitris Konstantakopoulos
D’origine libanaise, anthropologue sociale formée à l’Université Paris 5 et rédactrice en chef de la revue alternative d’écologie politique BADAEL, Leila Ghanem, qui partage son temps entre Beyrouth et Paris, est l’une des représentantes les plus sérieuses de la pensée critique et radicale du monde arabe. Elle se distingue par sa profonde compréhension des peuples et des enjeux au Moyen-Orient. Le Liban est d’ailleurs un pays « spécial », « privilégié », une « clé de voûte », un « pont » entre les héritages culturels européens et ceux du monde arabo-musulman.
Bien que les événements soient encore en cours, la première analyse de Leila Ghanem, comme elle nous explique (l’interview a été réalisée ce midi), est qu’avec les éléments disponibles à ce jour, le conflit constitue une victoire stratégique pour l’Iran, qui profitera également à toutes les forces de l’« Axe de la Résistance », et en même temps une lourde défaite pour Israël, par extension aussi pour ses alliés, les États-Unis, l’OTAN et l’« Occident collectif ».
Leila ne ferme pas les yeux sur les faiblesses, les problèmes et les politiques erronées de Téhéran. Mais, dit-elle, « l’Iran a tenu ». Il a peut-être subi de lourdes pertes, mais sa société s’est unie face à l’attaque, tandis que la défense anti-aérienne et anti-missile israélienne s’est révélée défaillante. À l’inverse, c’est la société israélienne, y compris son armée, qui montre des signes de désintégration.
« Depuis ce matin, nous dit-elle, je reçois des messages enthousiastes de tout le monde arabe. Nous avons tous respiré, car même ceux qui n’osaient pas s’aligner sur l’Iran pour condamner Israël et les États-Unis, quelle que soit leur position publique, sentaient qu’ils étoufferaient sous l’hégémonie absolue des États-Unis et d’Israël sur toute la région.»
Leila suit de très près, depuis longtemps, tous les mouvements de libération nationale et les forces de résistance de la région. Elle est l’une des observatrices les mieux informées du Moyen-Orient. Elle partage avec nous son analyse selon laquelle le président iranien Raïssi n’est pas mort dans un accident d’avion, mais a été assassiné, et nous révèle des détails inédits sur l’assassinat du leader historique du Hezbollah, Hassan Nasrallah.
Le Hamas, explique-t-elle, est l’initiateur de la formation de l’« Axe de la Résistance » – c’est eux qui ont eu l’idée initiale. La principale raison pour laquelle l’organisation palestinienne a lancé l’attaque du 7 octobre 2023 était que, sans cette action, la question palestinienne aurait été définitivement enterrée par les « accords d’Abraham » et la reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite. D’ailleurs, c’est le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu lui-même qui a présenté en septembre 2023, à l’Assemblée générale de l’ONU, la carte du « Nouveau Moyen-Orient » : un Israël annexant toute la Palestine, avec en noir les forces restantes de « l’axe du mal », en premier la Syrie (déjà livrée aux terroristes d’Al-Qaïda) et l’Iran.
Le cerveau stratégique du 7 octobre a été le commandant militaire du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar (aujourd’hui décédé). Pour des raisons de sécurité, il n’avait informé ni ses alliés de l’Axe de la Résistance, ni même le leader politique en exil Ismaïl Haniyeh (plus tard assassiné à Téhéran).
Enfant de l’Intifada, Sinouar – surnommé « le fantôme » par les Israéliens, qui ne parvenaient pas à le localiser – avait étudié en profondeur ses ennemis pendant sa longue détention, où il avait aussi rencontré les dirigeants des autres mouvements palestiniens. Sous son influence, le Hamas s’est transformé : d’un mouvement principalement religieux (inspiré des Frères musulmans), il est devenu un mouvement de libération nationale sous un manteau islamique, semblable à la Théologie de la libération en Amérique latine. L’ambition sous-jacente était de poursuivre le combat de l’OLP de Yasser Arafat avant qu’elle ne capitule. « Pour Sinouar, l’islam n’était pas un programme politique, c’était une théologie », nous explique Leila Ghanem.
« Ne juge pas avant d’avoir entendu les deux parties »
, disaient les Anciens. Dans tout conflit entre peuples, nations ou cultures, il est impossible de se forger une opinion sérieuse sans écouter attentivement les deux côtés. Aujourd’hui, le public occidental est bombardé sans relâche par la propagande et la désinformation israélienne relayée, parfois les médias dominants). Au mieux, a-t-il accès à des journalistes et intellectuels critiques … mais toujours occidentaux. Nous espérons que cette interview contribuera à éclairer les événements dramatiques qui façonnent déjà l’avenir de notre monde.