Sciences Po se rêve écolo mais copine avec Total

La prestigieuse école Sciences Po Paris entend afficher une politique de transition écologique volontariste. À mesure que grandit l’intérêt pour cette question, le partenariat de financement de l’institution avec Total devient incompréhensible.

Par Alexandre-Reza Kokabi
11 février 2020

Dans un monde bouleversé par le changement climatique, les grandes écoles, qui forment leurs étudiants aux enjeux de gouvernance présents et futurs, peuvent-elles encore nouer des partenariats avec des multinationales polluantes ? Le débat est vif sur le campus de la prestigieuse École polytechnique, où Total va installer sa direction Recherche et innovation et va financer une chaire d’enseignement. Il l’est également dans les couloirs de Sciences Po, dont le partenariat avec la compagnie pétrolière est décrié. D’après une enquête publiée par le Guardian en octobre 2019, Total fait partie des vingt entreprises du secteur des énergies fossiles responsables d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre ces 50 dernières années.

Depuis la COP21, en 2015, Sciences Po affiche une politique volontariste en matière d’écologie. Au printemps 2019, quand ses étudiants se sont mobilisés dans les manifestations de la jeunesse pour le climat, l’école a accéléré la cadence et annoncé un programme intitulé « Climate Action : Make it Work ». L’objectif : établir une feuille de route pour la « transition écologique » à Sciences Po, pour les trois prochaines années.

Cette initiative s’appuie sur trois piliers : « la transformation des campus et des activités » de l’école à travers une consultation et un « plan d’action sur la transition écologique » ; la revue des enseignements et des travaux de recherches par un comité piloté par l’anthropologue et sociologue Bruno Latour ; et la sensibilisation des communautés et du grand public à travers l’organisation d’évènements.

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« Conclure un partenariat avec l’industrie fossile, c’est reconnaître la légitimité de son modèle économique et cautionner ses actes irresponsables » 

« L’école [et ses étudiants] vont avoir la tâche de construire le chaînon manquant entre la conscience collective qu’on a et la situation réelle catastrophique qui est le chaînon institutionnel, c’est-à-dire quelles sont les institutions, quelle est la façon de parler de ces sujets, la façon de les construire juridiquement autour de la question de l’État-nation », déclarait Bruno Latour après une leçon inaugurale sur les « Politiques de la terre », le mercredi 28 août 2019, devant les étudiants en première année à Paris.

Au mois de novembre 2019, pendant 11 jours, tous les salariés, les élèves, les enseignants et les chercheurs de Sciences Po ont été sollicités pour proposer leurs idées concernant « la transition écologique » des campus. Regroupant 408 votes, la fin du partenariat entre Sciences Po et Total a été la proposition la plus plébiscitée de la consultation, en valeur absolue, sous les vocables « Mettre fin au partenariat avec Total » (213 votes), « Finir les partenariats avec l’industrie fossile » (110 votes) et « Arrêter les partenariats avec Total, BNP Paribas et Société Générale » (85 votes).

Ces résultats témoignent d’un intérêt croissant de la communauté de Sciences Po, où plusieurs organisations étudiantes ont pris position pour le désengagement des industries fossiles. C’est le cas de la campagne Sciences Po Zéro fossile, fondée en 2014. « Nous pressons l’école de rompre ses liens avec Total et l’industrie fossile, immédiatement et sans compromis », a déclaré à Reporterre Delia-Ioana Nedelcu, membre de l’association qui s’inscrit dans le mouvement Fossil Free dédié à la lutte pour le désinvestissement des institutions et des individus dans les énergies fossiles.

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« Conclure un partenariat avec l’industrie fossile, c’est reconnaître la légitimité de son modèle économique et cautionner ses actes irresponsables : ses émissions de gaz à effet de serre, mais aussi les conséquences sociales de ses activités sur des populations locales, comme en Ouganda, poursuit Delia-Ioana Nedelcu. Nous ne voulons plus que l’image de notre école soit associée à celle de Total. Ce partenariat est contradictoire avec le leadership écologique que cherche à afficher Sciences Po. »

En abandonnant ce partenariat, « Sciences Po s’inscrirait dans la lignée d’autres grandes universités, comme celles de Cambridge ou de Californie, qui se sont détachées de l’industrie fossile », estime aussi Julie [*], membre de Sciences Po Environnement, une association étudiante dite « permanente », réunissant plus de 250 membres dans les campus de Paris, Dijon, Le Havre, Menton, Nancy et Reims. « C’est la première position publique que nous prenons en douze ans d’existence, précise Julie, dont l’association est subventionnée par Sciences Po. Avant, quand on lui parlait de ce partenariat, l’administration partait du principe que c’était une demande marginale et peu représentative de l’avis des étudiants. La consultation a prouvé le contraire. »

Les deux associations dénoncent l’« extrême opacité sur les chiffres de ce partenariat ». Selon les informations qu’elles ont collectées, cette somme avoisinerait les 300.000 euros. La part du financement octroyé par Total représenterait, selon Sciences Po, contacté par Reporterre, 0,1 % du budget total de l’école. « L’utilisation des financements est transparente, elles servent quasi exclusivement à financer des bourses d’excellence et de mérite », explique Sciences Po.

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Les dons de l’entreprise seraient orientés « vers l’égalité des chances » — via le programme Conventions éducation prioritaire développé par l’école, le programme Premier campus et l’amélioration de l’accessibilité à la formation et l’emploi des jeunes en situation de handicap — et l’octroi de bourses pour les étudiants internationaux, dont ceux du programme Europe-Afrique de Sciences Po.

L’entreprise Total, sollicitée par Reporterre, a confirmé ces informations, et ajouté que « le groupe est également membre du Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri), qui rassemble les entreprises adhérentes et cotisantes et donne accès à des analyses d’experts sur des zones géographiques d’intérêt pour elles ». Selon l’école, « la première convention de mécénat » avec Total date de 2005. Le partenariat stratégique s’est matérialisé publiquement en 2011.

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