Allemagne: Crise de complaisance

Par Kostas Vergopoulos*

Le modèle économique allemand serait-il aussi « sain et vertueux » qu’il se prétend lui-même ? Serait-il à suivre pour les pays membres de l’Eurozone et les autres pays du monde? Or les avantages que tire l’Outre-Rhin  de son modèle actuel l’installent dans une relation de plus en plus incertaine et antinomique tant avec ses partenaires de l’Eurozone qu’avec l’économie mondiale dans son ensemble.

Son stupéfiant excédent extérieur de plus de 300 milliards de dollars avec le reste du monde, 8,5% de son PIB et de 65 milliards de dollars avec les Etats Unis est déjà devenu une « pomme de discorde » avec le Président Trump qui le qualifie de « très mauvaise chose pour son pays» et s’engage de l’arrêter. La Chine, avec un excédent extérieur  comparable, n’hésite pas de le recycler vers le reste du monde par ses investissements à l’étranger, tandis que l’Outre-Rhin ne renvoie à l’étranger que 11,5% du sien, sans par ailleurs utiliser le reste à l’élargissement de sa propre base productive. La stérilisation des excédents allemands ne renforce pas l’économie mondiale, mais au contraire elle ne cesse de l’affaiblir.

Les déséquilibres internationaux, déficits ou excédents, érigent des barrières aux échanges internationaux en affaiblissant le  fonctionnement de l’économie mondiale (Keynes). Dans ce jeu à risque, la responsabilité des pays excédentaires reste toujours plus cruciale que celle des déficitaires: ceux ci n’ont que peu de marge de manœuvre pour leur ajustement qui de toute façon n’aura lieu qu’à la baisse, aux dépens de tous leurs partenaires, tandis que les premiers disposent d’infiniment plus de moyens pour compenser les conséquences récessives des ajustements des seconds. Le recyclage intégral des excédents, soit à l’extérieur soit à l’intérieur, constitue l’incontournable condition pour la stabilité de l’économie mondiale. Si cette condition n’est pas respectée, ralentissent non seulement les échanges internationaux, mais également les excédents eux mêmes n’ont pas la vie longue.

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Le modèle allemand jubile de ses excédents, sans toutefois rendre compte de leur stérilisation improductive, ce qui l’installe dans un «antagonisme déloyal» avec le reste du monde. Lorsque Trump évoque l’imposition des taxes sur les importations allemandes, la Chancelière lui oppose la liberté du commerce. Toutefois, tant que la cause profonde n’est pas abordée, ni d’un côté  ni l’autre, les déséquilibres risquent de s’aggraver toujours plus. Les inconditionnels d’Outre-Rhin n’hésitent pas à expliquer les excédents par une hypothétique supériorité allemande en matière de productivité et de compétitivité. Toutefois, le classement du Forum Economique Mondial situe l’Amérique à un niveau bien supérieur par rapport à celui de l’Allemagne. Au cours de la période 2012-2017, la productivité du travail américain progresse de près de 4% par an, contre 2% pour l’allemand. L’économiste Marcel Frätzer évoque un retard d’investissement allemand de 4% du PIB par an. Toutefois, avec une épargne nationale de 27,5% du PIB et une formation de capital de 19,4% du PIB, le retard d’investissement allemand serait près de 8% du PIB. Cela se fait sentir non seulement dans la faible productivité du travail et la compétitivité des prix, mais également dans les infrastructures, dans la composition et les perspectives technologiques de l’économie allemande.

Avec ces conditions négatives, comment expliquer l’excédent allemand envers l’Amérique et le reste du monde? Le principe du libre commerce s’avère profitable pour tous les partenaires, sous  condition que tous se soumettent aux mêmes règles, normes et objectifs des politiques économiques. Si par contre un des partenaires se replie sur des politiques restrictives, tandis que les autres restent sur des cibles expansifs, il y aura forcément des bénéfices « déloyaux » pour le premier aux dépens des autres. Si aujourd’hui l’Allemagne devrait s’expliquer devant l’Amérique et le reste du monde, cela ne serait sans doute pas sur la qualité ou la compétitivité de ses produits, mais essentiellement sur ses choix restrictifs sur ses propres dépenses internes dans les domaines tant de la consommation que de l’investissement. L’excédent allemand ne résulte pas de la capacité de ses entreprises, mais il est planifié d’en haut au niveau macro-économique  depuis les fameuses réformes Hartz 4 du Chancelier Schröder (2005), portant ses fruits depuis le crise de 2008.

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Au cours des 5 dernières années, le PIB allemand ne s’est accru que de 7,5%, contre 13% pour celui des Etats Unis. La demande intérieure allemande n’a marqué qu’une croissance cumulative de 6,8%, contre 14% pour celle des Etats Unis et contre 8,5% de la moyenne de l’Eurozone. Si les Etats Unis restent fixés sur la réduction du chômage par la dépense publique, fût-il par déficits et dette, l’Allemagne, imperturbable sur le principe de l’équilibre, n’augmente pas le volume de l’emploi, mais le subdivise pour le repartir en « mini jobs ».  L’Etat allemand mène la campagne de la « sur épargne » dans le pays avec +3,3% du PIB et avec le rapatriement à Francfort depuis 2013 de 1300 tonnes d’or que la RFA avait confiées depuis la fin de la seconde guerre mondiale aux Bourses de Paris et de Londres, tandis que l’Etat américain, dépensant même de l’argent qu’il n’a pas, s’installe en situation de désépargne de -2% de son PIB.  Pourtant, avec ses dépenses, par déficit et dette, l’Amérique renforce la stabilité mondiale de laquelle tire elle même le plus grand bénéfice. Tandis qu’avec sa fixation sur son modèle « vertueux », l’Allemagne rend l’ajustement toujours plus difficile tant pour ses partenaires dans l’euro que pour l’économie mondiale dans son ensemble. Les  emplois supprimés dans le monde par les excédents allemands ne réapparaissent nulle part ailleurs. Lorsqu’un pays se met à restreindre son marché intérieur pour s’en remettre principalement aux exportations, près de 50% de son PIB, quelle souveraineté peut-il garder pour lui même et quel leadership peut il exercer en se plaçant à la remorque des marchés étrangers ? Suffisants de façade, les Allemands sont les premiers à en douter, ce qui les incite à des taux d’épargne excessifs. Les entrées des capitaux étrangers témoignent aussi du peu de confiance des investisseurs internationaux envers l’avenir. L’Amérique déficitaire et hyper endettée attire 41 fois plus d’entrées d’investissements étrangers par rapport à l’Allemagne excédentaire : 2000 milliards dollars en provenance du reste du monde en 2016 pour la première, contre 48,5 milliards pour la seconde. C’est avec inquiétude que le monde entier observe le modèle d’Outre-Rhin, note The Economist (16/6/17), non parce qu’il souhaiterait le suivre, mais surtout parce qu’il n’a aucune envie pareille.

*Professeur Emérite des Universités

kvergo@gmail.com