Par Raphaël Bernard
12 novembre 2025
Alors que la COP30 débute aux portes de l’Amazonie, de riches propriétaires de terres polluent de fake news le débat sur la déforestation. Reporterre a rencontré l’un de ces leaders, cow-boy pro-Trump résolument anti-écologiste.
Canaã dos Carajás (Brésil), reportage
Des terres d’ocre, une chaleur suffocante et, çà et là, de rares arbres chétifs pour se mettre à l’ombre. On a beau se pincer, aucun doute n’est possible : nous sommes bel et bien en pleine Amazonie. Bienvenue à Canaã dos Carajás, à 770 km environ au sud de Belém, siège de la 30e COP sur le climat.
C’est ici que, depuis une vingtaine d’années, Vinicius Borba élève ses bovins pour en faire de la viande. Combien exactement, et sur combien d’hectares ? Le grand gaillard, tout de jean vêtu malgré le soleil de plomb, préfère ne pas répondre. « Je n’ai pas à le déclarer, ni à vous, ni à l’État. Ce serait un peu comme si tout le monde savait combien vous aviez dans votre compte en banque. Quand on vivra dans un régime communiste, là, l’État le saura. »
Car ce grand admirateur des États-Unis et pro-Trump est aussi et surtout avocat, spécialisé dans la défense de l’agronégoce amazonien. Son fonds de commerce : plaider pour les agriculteurs accusés de déforestation illégale. Hyperactif sur le réseau social Instagram, où il compte plus de 34 200 abonnés, ce climatosceptique est connu pour avoir réussi à faire annuler une amende de 150 millions de réais (24,3 millions d’euros) à un agriculteur accusé de déforestation. La plus grosse jamais émise par l’Ibama, l’agence environnementale brésilienne.
Fort de son succès, il a fondé en décembre 2024 l’Association des producteurs ruraux indépendants d’Amazonie (Apria), avoisinant aujourd’hui les 500 membres selon lui. « Et pas seulement dans le Pará ! » tient-il à préciser, pas peu fier.
L’Âge de glace
Plus récemment, ce cow-boy tropical, fan de lasso sportif, a fait les gros titres pour avoir voulu organiser la contre-COP de l’agrobusiness. L’événement s’est finalement vu annuler, supposément suite aux pressions du président Lula et du gouverneur de l’État du Pará, Helder Barbalho.
Vinicius Borba, lui, rêvait de recevoir Donald Trump, grand absent de la COP de Belém. « Inversons les rôles : de quel droit les gens de Rio, de São Paulo, de France, où il ne reste quasiment plus de forêts, se permettent de venir pointer du doigt les agriculteurs d’Amazonie ? » martèle-t-il, ignorant délibérément les innombrables preuves scientifiques du rôle unique de l’Amazonie dans le maintien de l’équilibre climatique.
« Depuis trente ans, certains scientifiques, payés par les ONG, disent que l’Amazonie est le poumon vert de la planète et qu’elle approche du point de non-retour. Il faudrait soi-disant agir dans les cinq ans… Or, 5, 10, 30 ans sont passés et toujours rien [concernant le point de bascule] », prétend-il. Une étude scientifique, publiée début septembre, prouve pourtant l’inverse : le point de bascule — au-delà duquel la forêt amazonienne peut irrémédiablement se transformer en savane — pourrait même déjà avoir été atteint.
Faux, clame-t-il, sûr de lui : « D’autres scientifiques affirment que l’homme a un impact insignifiant sur la planète. Avez-vous vu le film “L’Âge de glace” ? À l’époque, tout était gelé, puis tout a fondu. Pourtant, il n’y avait pas d’humains ! » Assumant un climatoscepticisme décomplexé — et oubliant au passage qu’un des personnages principaux du film est un bébé humain, et que ladite fonte s’est faite sur des millions d’années —, l’éleveur interroge : « Tout cela ne serait-il pas un grand narratif ? »
« Bain de sang »
Et c’est bien sûr ces narratifs que l’agronégoce mise pour enrayer les négociations climatiques. « L’idée d’organiser une contre-COP n’est pas venue par hasard, explique Bruno Stankevicius Bassi, coordinateur de De Olho nos Ruralistas, un site d’investigation spécialisé dans l’agronégoce. L’enjeu est important, notamment parce que cette COP est organisée par un gouvernement qui, bien qu’il soit en deçà des attentes sur la question environnementale, laisse une ouverture pour la mobilisation sociale. »
Consciente de ce risque, une partie des représentants du secteur a d’ailleurs pu s’arroger une place au sein du pavillon du Brésil, dans la zone des négociations officielles. Parmi eux, des entités comme la Confédération de l’agriculture et de l’élevage (CNA) ouvertement favorables à des projets de loi particulièrement destructeurs, comme la « loi de la dévastation », assouplissant drastiquement les autorisations environnementales, ou celle du « repère temporel », visant à réduire les périmètres appartenant aux peuples indigènes.
Intégrée aux négociations officielles, et désireuse de soigner une posture politiquement correcte, cette branche de l’agrobusiness refuse la présence d’éléments plus radicaux comme Vinicius Borba. Pourtant, leurs positions sont souvent les mêmes : « Ces extrêmes permettent d’élargir le spectre des idées tolérables, poursuit Bruno Stankevicius Bassi. Jusqu’au milieu des années 2010, les quelques députés de cette mouvance étaient vus comme des exceptions. Aujourd’hui, une représentante de la bancada ruralista [groupe de parlementaires défendant les intérêts de l’agronégoce] peut promettre un “bain de sang” en pleine conférence de presse si la loi du repère temporel n’est pas adoptée. » Une déclaration prononcée en 2023, par la députée bolsonariste Caroline de Toni.
Prétendu complot contre le Brésil
Ce combat est crucial dans le contexte de la COP. « Pour la première fois, le Brésil désigne l’agro comme responsable du plus clair [68 %] de ses émissions de CO2 », pointe Pierre-Éloi Gay-Tabarly, chercheur à l’Essec et auteur d’une thèse sur l’influence de l’agrobusiness sur les politiques environnementales au Brésil.
Un constat qui amène logiquement à la nécessité de faire porter à l’agronégoce le plus clair des efforts d’atténuation des émissions : les objectifs climatiques du géant sud-américain — appelés contribution déterminée au niveau national (CDN) dans le jargon diplomatique — table d’ailleurs sur une réduction de 54 % des émissions du secteur d’ici 2035.
Aux yeux de Vinicius Borba, il s’agit là d’un véritable complot contre le Brésil. L’éleveur y voit même la patte des ONG écologistes, jointes à celle des principaux concurrents commerciaux de son pays, Union européenne en tête.
L’Apria propose de « punir les Brésiliens employés par les ONG »
L’agro-avocat en veut pour preuve le très décrié projet Ferrogrão. Une ligne de chemin de fer de 933 km, qui traverserait l’Amazonie pour acheminer le soja produit en son sud, jusqu’à ses ports de l’État du Pará, au nord. « Le Ferrogrão ne va-t-il pas réduire le flux de camions polluants ? » argumente-t-il, feignant d’ignorer les 4,9 millions d’hectares à dévaster pour mener à bien de tels travaux. « Alors, pourquoi les ONG sont-elles contre ? Parce que la compétitivité du grain brésilien augmenterait », assène-t-il, se considérant « persécuté ».
Sur son compte Instagram, l’Apria propose entre autres de « punir les Brésiliens employés par les ONG, pour crimes contre la souveraineté du Brésil ».
Déforester pour développer
Car pour Vinicius Borba, comme pour l’extrême droite brésilienne, l’exploitation intensive des ressources de l’Amazonie reste la voie à suivre pour permettre le développement du pays.
« Dans son narratif, l’agronégoce se vante d’avoir fait passer le Brésil d’un pays importateur de biens agricoles à un des plus grands — sinon le plus grand exportateur — de denrées agricoles au monde, en ayant transformé des terres inhospitalières. Le secteur se présente comme un acteur pouvant mettre fin à la relégation socioéconomique du Brésil grâce à sa production abondante », dit Pierre-Éloi Gay-Tabarly.
« Tous les pays avec beaucoup de forêts, comme le Venezuela, la Guinée, le Congo, etc. sont les plus pauvres, avance Vinicius Borba à la volée. Tous ceux qui n’en ont pas sont les plus riches ! » Une affirmation encore une fois contrariée par les faits. Car si l’État du Pará est celui où l’Amazonie a le plus reculé entre 2006 et 2023, il n’en demeure pas moins l’État brésilien au plus fort taux d’insécurité alimentaire.
Difficile à admettre pour ce fervent défenseur de la déforestation, qui, sur ses réseaux sociaux, se dépeint volontiers en protecteur des petits exploitants amazoniens. « Il existe certes des gens qui rasent la forêt pour faire de la spéculation immobilière. Ces gens-là sont des criminels. Mais la grande majorité sont de petits et moyens producteurs, qui tentent juste de survivre ! Dans la loi, il est écrit que la déforestation effectuée pour survivre n’est pas un crime », pose Vinicius Borba, citant l’article de loi au paragraphe près.
Une rhétorique qui serait valable, sans cette statistique de la revue Science : 62 % de la déforestation de l’Amazonie et du Cerrado provient de seulement 2 % des propriétés rurales. « L’argument ne tient pas, confirme Pierre-Éloi Gay-Tabarly. Pour pouvoir déforester, il faut du capital. C’est un travail qui coûte cher ! »
À moins que, par « survie », Vinicius Borba parle de la survie de l’agronégoce lui-même ? Car le secteur a atteint ces dernières années des niveaux d’endettement record, totalisant 1,2 trillion de reais (194 milliards d’euros).
« Au Brésil comme ailleurs, le secteur fonctionne avec des contrats “barter”. Pour pouvoir acheter des semences, des fertilisants ou des pesticides, l’exploitant met sa production future comme garantie, détaille Bruno Stankevicius Bassi. Mais, à la première baisse des récoltes, où en cas de baisse des prix des matières premières, le producteur est endetté. C’est donc en grande partie l’intégration de nouvelles terres au marché qui maintient l’agro debout. » Une fuite en avant qui, jusqu’ici, ne donne pas de réels signes de ralentissement.
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