France: dérive autoritaire

Par la rédaction de Mediapart

Voilà où nous en sommes. Vendredi matin, veille d’une possible mobilisation des « gilets jaunes », le gouverneur militaire de Paris, le général Bruno Leray, s’exprime à la radio pour évoquer les conséquences de la décision, prise par Emmanuel Macron, de mobiliser l’armée ce samedi 23 mars (lire nos articles ici, et ). « Si leur vie ou celle des personnes qu’ils défendent est menacée », les militaires pourront « aller jusqu’à l’ouverture du feu ». C’est dit, c’est clair. C’est glaçant.

Un mort en manifestation en France, en 2019, c’est donc possible. Il faut se souvenir de la réaction outrée de l’exécutif, début mars, après les mises en garde de la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU Michelle Bachelet concernant la politique française du maintien de l’ordre : le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux s’était alors indigné de voir la France « cité[e] dans une liste entre le Venezuela et Haïti, où il y a eu des morts ».

Ce qui paraissait impensable il y a moins de trois semaines est aujourd’hui envisagé par les autorités de ce pays. Parmi les hauts gradés, certains déplorent cette décision, pour laquelle le chef d’état-major des armées lui-même n’aurait pas été consulté. Mediapart leur a donné la parole. C’est le cas du général Vincent Desportes, qui rappelle que « les militaires ne sont absolument pas formés pour cette situation ». Quant à l’ancien colonel Michel Goya, il reproche au gouvernement de « déclarer la guerre aux gilets jaunes ». « Les ministres de l’intérieur et de la défense ont beau dire que les militaires ne seront pas en première ligne, que va-t-il se passer si des manifestants tentent de s’en prendre aux bâtiments qu’ils protègent ? Soit l’armée sort humiliée parce qu’elle aura dû subir toutes formes d’agressions, soit c’est un massacre, dont l’État sera responsable », assène-t-il.

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Cette dérive autoritaire est sans précédent depuis les grandes grèves de 1947-1948, quand un socialiste, Jules Moch, alors ministre de l’intérieur, avait envoyé les troupes pour mater les mineurs. À l’exception notable des guerres coloniales, cette intervention sanglante était la dernière. Jusqu’à ce jour, donc.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l’application partielle du programme du Conseil national de la résistance (CNR), l’État a cherché à apaiser la lutte des classes par la construction d’un système de protection sociale fort et paritaire. L’armée, dont la fonction est de combattre un ennemi, a dès lors été exclue de la gestion du maintien de l’ordre. Son retour est symptomatique de la fin de ce compromis et de la résurgence d’une « guerre sociale » découlant de la mise en œuvre systématique d’une politique de dérégulation économique au profit des plus fortunés.

Après avoir voté la loi « anticasseurs », la majorité parlementaire soutient sans ciller cette escalade dans la répression, tandis que les oppositions s’insurgent sans parvenir à faire bouger les lignes. Au sommet de l’État, le pouvoir, enlisé dans l’affaire Benalla, s’obstine à refuser les seules réponses politiques et sociales susceptibles d’apaiser la colère qui se manifeste depuis quatre mois.